Dans l'Introduction à la littérature fantastique,
Tzvetan Todorov définit le fantastique comme la ligne de partage
entre le merveilleux (le surnaturel présenté comme tel)
et
l'étrange (le surnaturel apparent expliqué/explicable de
façon rationnelle). Le fantastique serait donc un lieu
d'hésitation,
instable, et qui repose entièrement sur la bonne volonté
du lecteur. Ce qui caractérise le genre fantastique,
précise-t-il,
ce n'est pas un ensemble de thèmes (fantômes, nuit, vieux
châteaux, diable, hommes-animaux, magie), mais un dispositif
narratif,
une poétique. Au passage, il range en dehors du
fantastique
des ouvrages tels que Le château d'Otrante ou Vathek,
pour des raisons opposées. Roger Caillois fait d'ailleurs de
même
(article Fantastique de l'Encyclopeadia Universalis).
Tout en admettant ces principes en théorie, je ne peux pas m'empêcher de penser qu'ils passent un peu à côté de la question. Tout d'abord parceque, historiquement, il y a continuité entre le gothique anglais et le fantastique allemand, et entre ce dernier et le fantastique des symbolistes français, puis avec celui des russes au début du XXème siècle : Hoffman s'inspire de Lewis, Nerval d'Hoffmann, et Remizov de tous ceux-là. Par ailleurs le fantastique s'est nourri de la tradition européenne et orientale du conte merveilleux.
D'ailleurs l'opposition entre naturel et surnaturel peut trouver une expression plus large et plus paradoxale que l'hésitation du fantastique. Je pense par exemple à ce moment génial où le chat botté attrape le magicien changé en souris : soudainement, le chat se comporte soudain comme un vrai chat et la souris comme une vraie souris, renvoyant brutalement le lecteur dans le monde réel au moment où il s'y attend le moins.
Bref, si la classification de Todorov semble faire un sort à la question du fantastique, elle ne règle pas pour autant la question du surnaturel, et de sa place dans la littérature. Todorov pense par exemple trouver un âge d'or du fantastique au XIXème siècle, après quoi les conditions culturelles et historiques changeant, le fantastique ne peut plus vraiment exister. On ne pourrait parler de fantastique au XXème siècle qu'au prix d'un certain abus de langage.
De fait, au XXème siècle la coexistence impossible du surnaturel et du réalisme dans un même texte devient possible. On peut lire une page fantastique dans un récit « réaliste » (la machinerie d'ascenseur dans La vie mode d'emploi de Perec), ou un récit fantastique mené parallèlement à un récit récit réaliste (Le Maître et Marguerite de Boulgakov). Voici ce qui s'est passé : le fantastique en tant que genre est devenu plus spécialisé (il y a des auteurs fantastiques comme il y a des auteurs de science-fiction), mais toute la littérature s'est retrouvée imprégnée par le style fantastique.
Déjà avec Le Double de Dostoïevski (1846, pourtant), l'hésitation entre l'étrange (explication par la folie de Goliadkine) et le merveilleux (présence d'un double usurpateur) n'est plus fondamentale. L'atmosphère d'irréalité qui entoure le récit n'est pas donnée comme un problème à résoudre par le lecteur, mais comme un style. Par la suite, Dostoïevski abandonnera ce style fantastique pour se situer plutôt du côté de l'étrange, mais d'une certaine façon on peut dire que le style fantastique de Kafka découle directement de celui de Dostoïevski. On pourrait encore citer, comme Todorov, le fantastique du Nez de Gogol, qui semble à la fois rejeter l'explication rationnelle et l'explication surnaturelle.
Un autre exemple que j'aimerais ajouter est celui de La Nausée de Sartre. Il s'agit là d'un objet littéraire assez curieux : un roman réaliste écrit dans un style fantastique. Les événements surnaturels qui s'y trouvent (la force inconnue qui oblige Roquentin à abandonner ses ricochets, le troisième oeil qui apparaît sur la joue d'un garçon, les pattes sanglantes qui poussent sur la banquette, etc.) ne s'y déroulent pas réellement : ils apparaissent comme une fiction possible, enchâssée dans la fiction principale. La Nausée contient en fait deux romans, un roman réaliste qui raconte un roman fantastique qui aurait pu être. La Nausée peut aussi se lire comme une critique du fantastique, et plus précisément comme une récriture du Horla de Maupassant. Dans Qu'est-ce que la littérature ? Sartre reproche à Maupassant de ne pas vraiment inquiéter, par défaut de style. Le style fantastique de Maupassant est limité, pense-t-il, par son souci de ménager malgré tout un certain ordre. Le texte ne nous fait hésiter que sur une chose : la folie du narrateur. Pour Sartre, cela ne suffit pas. Que le lecteur mette en cause la parole du narrateur n'est pas suffisant (ni même nécessaire : Roquentin est tout ce qu'il y a de plus fiable). Ce qu'il faut, c'est qu'il remette en cause l'existence de la réalité même. Le fantastique de Sartre, comme celui de Kafka, de Gombrowicz ou de Ionesco, est existentiel.
Au passage, il démolit (sans le faire exprès) autre chose : la prétention du texte au réalisme. Rien en effet ne sonne plus creux, plus « littéraire », que La Nausée. Ses personnages n'ont aucune épaisseur, les événements réels semblent impossibles, les descriptions purement fabriquées. A force de nous faire douter de la réalité, Sartre nous fait douter de sa fiction.
Ce que Sartre fait maladroitement (et probablement involontairement), d'autres ont tenté de le faire à dessein. Un domaine où le style fantastique est particulièrement présent, c'est celui du post-modernisme. Le post-modernisme nous permet de voir enfin cette évidence : aucun lecteur ne croit à la réalité (même hypothétique) d'un texte fantastique. L'hésitation entre l'étrange et le merveilleux est une pure convention, dans la mesure où il s'agit d'hésiter entre un mensonge vrai et une fausse vérité. Todorov d'ailleurs évoque ce problème dans l'Introduction, sans vraiment aller jusqu'au bout. Pour un écrivain post-moderne, le fantastique c'est donc l'essence même de la fiction, c'est pour reprendre l'image de Barthes, un acteur qui montre du doigt son masque.
Flann O'Brien, par exemple, utilise dans At Swim-two-Birds un dispositif qui rappelle celui de Sartre : un récit fantastique est enchassé dans le récit réaliste. La difficulté supplémentaire est que le récit fantastique contient lui-même d'autres récits, tantôt réalistes, tantôt fantastiques, et que les différents niveaux ne se privent pas d'interagir... A la fin, le lecteur ne sait plus si le Pooka (sorte de gnome néfaste) est plus ou moins irréel que l'oncle du narrateur. Dans Le troisième policier, le style fantastique permet à l'auteur de jouer avec des paradoxes purement linguistiques en inventant des objets qui ne peuvent même pas exister en dehors du langage : une maison sans épaisseur, un boîte si petite qu'elle n'existe même pas, etc.
Dans cet esprit, il faut mentionner le fantastique très
particulier
de Cortázar : un fantastique purement littéraire. Les
histoires
de Cortázar ne sont pas fantastiques, seule sa façon de
les
raconter les rend fantastiques : un homme, capturé par des
ennemis
à la guerre, fait des rêves étranges. Un autre
vient
chaque jour regarder les Axolotl au Jardin des Plantes. Une femme riche
tombe dans les bras d'une mendiante au cours d'un voyage. Un homme est
assassiné alors qu'il est en train de lire. Etc. : le
fantastique
ne réside absolument pas dans la situation où les
événements,
mais uniquement dans la façon de les présenter. Dans les
nouvelles de Cortázar, il y a toujours un personnage
traqué,
victime d'une machination. Au bout d'un moment le lecteur
s'aperçoit
qu'il est lui-même la victime : le texte qu'il lit est
dirigé
contre lui.
Une question m'intrigue depuis un certain temps : qu'entend-on exactement par surnaturel ? Dans une célèbre controverse, Stanislas Lem reproche à la définition théorique de Todorov de ne pas s'appliquer au fantastique de Borges. Ainsi, les mystères célébrés par l'Eglise catholique (bien que surnaturels) ne nous paraissent pas fantastiques, alors que l'hérésie fictive inventée par Borges (Trois versions de Judas) procure le sentiment inverse. Mais ne serait-ce pas dû simplement à une mauvaise définition du terme surnaturel ?
On considère normalement que surnaturel = enfreint les lois
de la nature. Cela veut-il dire que pour avoir le sentiment du
surnaturel il faut connaître les lois de la nature ? D'autre part
le surnaturel obéit (souvent) à des lois tout aussi
strictes que celles de la nature. Ainsi le mythe des vampires est
extrêmement codifié (vie éternelle, buveur de sang,
craint la lumière du jour, craint l'ail, peut être
tué avec un pieu en bois enfoncé dans le coeur, etc.).
Par ailleurs il y a des événements irrationnels et rares
qui n'ont rien de surnaturel : ce sont des événements
humains tel qu'un krach boursier, une révolution, etc. J'ai
l'impression que la définition correcte du surnaturel serait le
caractère d'un phénomène dont le sujet doute de la
réalité.