postmodernisme : avant même d'avoir pu servir à quelque chose, le mot est déjà galvaudé. D'abord, le sens change suivant le domaine où on l'utilise : histoire des idées, architecture, littérature, cinéma... Je ne vais parler ici de postmodernisme que dans le domaine de la littérature, de la fiction. C'est une catégorie critique courante aux Etats-Unis, un peu moins, me semble-t-il, chez nous. Utile, pourtant, ici aussi.
La différence entre le roman moderne et le roman postmoderne est dans la question qu'il pose. Le roman moderne pose une question d'ordre épistémologique : du domaine de la connaissance, du savoir : « Que puis-je connaître du monde, de la réalité ? » La question du roman postmoderne est ontologique : du domaine de l'être, du possible : « Qu'est-ce qu'un monde ? Qu'est-ce que c'est, la réalité ? »
Le roman moderne s'intéresse à ce qu'on peut savoir du monde. A sa complexité, à son incohérence. L'enjeu du roman moderne, c'est de montrer comment la réalité change selon le point de vue d'où l'on regarde. Il trouve son apothéose dans les grands romans polyphoniques, où les points de vue se multiplient dans un effort obstiné pour cerner la réalité. Je pense ici aux oeuvres de Dos Passos, Broch, et plus près de nous, Kundera, Glissant, Rushdie. Etc. etc.
Le roman postmoderne explore l'univers des possibles. Possibles du monde, de l'être, et bien entendu de la littérature. L'auteur postmoderne s'arroge tous les droits : il peut intervenir en personne dans l'histoire, il peut embarquer le récit dans des digressions interminables ou complètement changer de cap. Surtout, l'auteur postmoderne ne fait pas abstraction des autres livres (ceux que son lecteur a lus avant) : ils font partie du paysage dans lequel le récit se déroule.
Kundera parle des deux mi-temps de l'histoire du roman. Autour de 1800, dit-il, le roman a changé de nature : il est devenu moderne. Ce qui s'est passé, c'est qu'on a changé le contrat entre l'auteur et le lecteur.
Exemple, avant le Nouveau Contrat :
Prologue de l'Autheur
« Tresillustres & treschevaleureux champions gentilzhommes & aultres, qui voluntiers vous adonnez à toutes gentillesses et honnestetez, vous avez nagueres veu, leu, et sceu les grandes & inestimables chronicques de l'enorme geant Gargantua, & comme vrays fideles les avez creues tout ainsi que texte de Bible ou du sainct Evangile... »
Rabelais, Prologue de Pantagruel, 1532.
Après le Nouveau Contrat :
« Plusieurs mois après, je reçus, à Naples, (...) une cassette trouvée sur la route qui conduit à Strongoli (...). Elle renfermait beaucoup de lettres (...), un portrait de femme et un cahier contenant l'anecdote ou l'histoire qu'on va lire. »
Constant, Adolphe (Avis de l'éditeur), 1816.
Vous voyez où je veux en venir : le roman a commencé par être postmoderne avant d'être moderne. Le postmodernisme, c'est un retour à la source.
Au début du tome II de L'Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, Sancho Pança apprend à Don Quichotte que le premier tome de ses aventures est devenu un best-seller :
« Hier au soir, arriva le fils de Barthélémy Carrasco, qui vient d'étudier à Salamanque et qui est reçu bachelier. Comme j'allais chez lui pour lui donner la bienvenue, il m'apprit que déjà l'histoire de Votre Seigneurie courait par le monde, sous le nom de l'Ingénieux Chevalier Don Quichotte de la Manche. Il me dit encore qu'on m'y avait mis avec mon propre nom de Sancho Pança et madame Dulcinée du Toboso, avec d'autres choses qui se sont passées entre nous deux seuls. J'en fis, tout étonné, mille signes de croix, ne pouvant imaginer comment a pu les savoir celui qui les a écrites. »Les personnages se mettent alors à commenter le plus naturellement de monde le récit de leurs propres aventures. On croirait du Flann O'Brien... Don Quichotte est un personnage qui confond la réalité et la fiction : une idée terriblement postmoderne.
Les romans de la première mi-temps et ceux du postmodernisme ont donc en commun la distanciation. Mais ils l'utilisent à des fins assez différentes. Pour Rabelais et Cervantès, comme pour Sterne ou Diderot, le but est de faire rire et réfléchir. Lorsque les pré-romantiques et les romantiques se sont mis en tête de susciter l'émotion, ils se sont empressés d'effacer toute distanciation. Dans le postmodernisme du XXème siècle, pourtant, la distanciation n'est plus incompatible avec l'expression de l'émotion : ni de la peur, de l'angoisse ou de la nostalgie. Là, je vais citer pour une fois un exemple non-littéraire, mais qui me paraît tout à fait frappant : c'est la façon dont Allen ou Almodovar, dans leurs derniers films, arrivent à émouvoir en racontant une histoire rocambolesque et truffée de clins d'oeil.
Là, j'ai envie d'ouvrir une parenthèse sur Bouvard et Pécuchet de Flaubert. Pas parce que c'est un roman que j'aime bien : au contraire, je le trouve ennuyeux et bâclé. Mais je ne peux pas le lire sans éprouver un sentiment de gêne et de fascination : c'est un roman totalement anachronique, un roman postmoderne en pleine époque moderne. Sur la forme, d'abord, Bouvard et Pécuchet ressemble plus à Si par une nuit d'hiver un voyageur... de Calvino (ou à Don Quichotte) qu'à Madame Bovary. On ne sait pas exactement comment Flaubert comptait inclure l'énorme matériel accumulé (Sottisier, Dictionnaire des idées reçues, Album de la Marquise...) dans son roman. Ce qui est sûr, c'est que son questionnement est bien celui d'un écrivain postmoderne : mettre ces textes en appendice ou les noyer dans la narration, les citer en bas de page, les présenter comme le fruit d'un travail ou du hasard, etc. Inclure un dictionnaire dans un roman n'est pas en soi postmoderne (voir Moby Dick de Melville). Mais Flaubert veut présenter ce texte comme un travail de copie effectué par des personnages de toute évidence imaginaires... La ressemblance la plus troublante avec le postmodernisme concerne le fond du roman. Les romanciers du XIXème siècle détestaient presque unaniment le Progrès : ils en dénonçaient la vulgarité, le matérialisme, l'inhumanité. (D'ailleurs, si l'on y réfléchit, Diderot et Voltaire n'étaient pas non plus des défenseurs du Progrès.) La critique du Progrès qui se trouve dans Bouvard et Pécuchet est pourtant d'une tout autre nature : Flaubert ne déteste pas le Progrès, il le nie complètement. Le Progrès n'existe pas : c'est un simple discours, une histoire qu'on se raconte. Rien ne change : la bêtise d'aujourd'hui est la même que la bêtise d'hier. C'est précisément le credo (si l'on peut dire) de la postmodernité, dans sa version pessimiste.
Comme je le disais plus haut, le terme de postmodernisme est surtout employé par la critique américaine. Ce qui donne l'impression que c'est un genre purement américain. Pourtant, il y a des auteurs postmodernes dans l'Ancien Monde, et non des moindres : Flann O'Brien, Queneau, Calvino... Sans parler de celui à qui on peut sans doute attribuer la paternité du genre : Joyce n° 2. (James Joyce n° 2 est l'auteur postmoderne de Ulysses et Finnegans Wake ; Joyce n° 1 étant celui, moderne, des autres oeuvres.)
Il n'en reste pas moins qu'il y a bien eu, dans les années 1970-1980, une école postmoderne américaine : Pynchon, DeLillo, Barth, Gaddis, Gass, Barthelme, etc. Je ne connais pas très bien tous ces auteurs. Je me suis arrêté à mi-chemin dans Gravity's Rainbow de Pynchon : trop cynique, trop desséchant pour moi. Pynchon traite ses personnages comme des rats de laboratoire, ça m'écoeure. J'ai lu par la suite que Gravity's Rainbow n'est pas la meilleure introduction à l'oeuvre de Pynchon : j'aurais dû commencer par The crying of Lot 49. Tant pis. Je ne connais ni DeLillo, ni Barth, ni Gass. De Gaddis je n'ai lu que Carpenter's Gothic, qui est sans doute le moins postmoderne de ses romans. Par contre je connais assez bien Donald Barthelme. Les romans postmodernes américains sont en général des pavés : The Sot-weed Factor, Gravity's Rainbow, White Noise, J.R., The tunnel... Barthelme cultive au contraire la forme ultra-courte : ce qui me paraît beaucoup plus abordable...
Et en France ? Il me semble que le courant postmoderne est toujours bien vivant dans la fiction française. Il y a d'abord, comme aux Etats-Unis, un postmodernisme noir, baroque et paranoïaque : je pense ici à Dantec et à Volodine (là aussi, je cite des auteurs je ne connais que par ouï-dire). Mais il y a aussi un postmodernisme ludique et ironique, qui me paraît plus typiquement français. Ici je pense par exemple à Toussaint, à Echenoz, à Chevillard. Les romans d'Echenoz sont des parodies de roman « de genre », dans lesquels le quotidien le plus banal côtoie l'imaginaire le plus improbable. Echenoz s'avance habilement sur la piste étroite qui serpente entre une fiction abracadabrante qui n'a rien à dire (Auster, par exemple) et un naturalisme barbant. C'est son humour qui lui donne ce sens de l'équilibre.
Pour en savoir plus... Webographie : le texte le plus pertinent et le plus clair que j'aie trouvé sur le web est celui du Dictionnaire International des Termes Littéraires. Il concerne tous les aspects du postmodernisme, mais reste centré sur la littérature. Le seul point qui me semble contestable est l'affirmation que le premier roman postmoderne européen est The French Lieutnant's Woman de John Fowles (1969). On peut légitimement soutenir que Ulysses (1922) n'est pas encore purement postmoderne. Mais Les Faux-Monnayeurs (1926) de Gide, Le Chiendent (1933) de Queneau, et de façon encore plus flagrante At Swim-Two-Birds (1939) de O'Brien sont pour moi indiscutablement postmodernes. En anglais, on trouvera tout un tas de textes très intéressants sur le site du Center for Book Culture. Cet organisme possède notamment les éditions Dalkey Archive Press, qui est plus ou moins spécialisée dans la littérature postmoderne. J'aime particulièrement leur optique qui consiste à inscrire la littérature américaine dans l'histoire de la littérature mondiale. Il parait en effet plus pertinent de rapprocher Barth de Calvino ou Borges que de Fitzgerald ou Hemingway.
Bibliographie : mes connaissances sur le postmodernisme viennent essentiellement de Constructing Postmodernism de Brian McHale. On y trouve par exemple une analyse très stimulante de la science-fiction dite cyber-punk (Philip K. Dick, par exemple) sous l'angle du postmodernisme. Malheureusement, d'après le site d'Amazon, ce livre est actuellement épuisé.