Flann O'Brien

J'ai découvert Flann O'Brien grâce à ma belle-mère (eh oui !), qui en avait fait le sujet de sa thèse d'état1. Je n'en avais jamais entendu parler auparavant. Pourtant, il me paraît maintenant essentiel dans la littérature du XXème siècle.

Vous qui aimez le surréalisme, les histoires loufoques, le nonsense, vous allez être servis. Flann O'Brien a une imagination débordante, mais qui se construit à partir du réel, comme une sorte de drogue qui déformerait votre perception de la réalité. On reconnaît à travers ses hallucinations des scènes banales de la vie irlandaise, à Dublin ou à la campagne. Les poncifs de l'Irlande : le pub, le Ceile, les Gardi a bicyclette. (Oui, le fait de connaître un peu l'Irlande et la culture irlandaise aide à apprécier O'Brien). Les éléments de la culture d'O'Brien se mettent à interférer avec la réalité : Joyce, Saint-Augustin, Finn McCool, l'idéalisme, et son goût pour la technique (particulièrement la chimie). Ce mélange de thèmes extrêmement personnels et d'autres plus universels est très curieux et intriguant. Le meilleur exemple me semble être l'attaque des indiens dans Stephen's Green Park.

Amateurs de post-modernisme, vous allez être servis, car les romans de O'Brien parlent de littérature, de ce qu'elle peut faire, et de ce qu'elle pourrait être. Les romans de Flann O'Brien sont toujours construits à partir des « ruines » de la Bibliothèque, à partir de morceaux recollés. C'est vraiment ça qu'il veut faire : construire un livre en collant ensemble des histoires différentes, et des styles différents. Dans At Swim-two-Birds, les genres littéraires (ou non littéraires) se succèdent a une vitesse ahurissante. Journal intime, roman psychologique, analyse scientifique, épopée médiévale, poésie populiste, western, cartoon, et ainsi de suite. The Dalkey Archive est construit en collant des histoires qui n'ont de toute évidence rien à voir entre elles, et le narrateur fait part de sa perplexité : « J'avais le sentiment qu'il devait y avoir un lien entre ces histoires, mais je ne voyais pas lequel ». Dans The third policeman, deux histoires sont racontées presque parallèlement : celle du héros occupe le corps du texte, et celle de son idole, le philosophe imaginaire De Selby, est entièrement racontée en notes de bas de page. Aussi, le monde de O'Brien est tel que l'écriture peut influencer la réalité. Dans At Swim-two-Birds, il y a un personnage qui est romancier. Les personnages de son roman ont autant d'existence que lui-même. (C'est après tout naturel, puisqu'il n'est lui-même qu'un personnage de roman.) A la fin, ses personnages s'emparent de la plume et infligent à leur créateur une série de tortures pour se venger de sa désinvolture. Comme tous ces personnages sont fictifs, il revient en effet au même pour eux d'écrire quelque chose ou que ce quelque chose se passe réellement. (Je ne sais pas si tout ça est très clair, il vaut peut-être mieux lire le texte). Je pense aussi, dans The Third Policeman, à ces descriptions minutieuses de choses qui sont intrinsèquement impossibles  (une maison plate, un coffre infiniment petit, etc.). C'est un peu l'équivalent littéraire d'une gravure de Escher.

O'Brien joue avec nos réflexes de lecteur : celui de faire comme si dans une histoire tous les éléments devaient être liés par un lien causal, comme si le poétique et le prosaïque ne pouvaient pas se mélanger, comme si tout ce qui est écrit était vrai (ou tout du moins possible), etc. Je ne résiste pas au plaisir de citer « l'avertissement au lecteur » de At Swim-two-Birds :

``All the characters in this book, including the first person singular, are entirely fictitious and bear no relation to any person living or dead.''
Toute l'ironie, bien entendu, réside dans le « including the first person singular ».

Parmi les romans de O'Brien, mon préféré est The Third Policeman. C'est un roman ouvertement fantastique, mais c'est un fantastique un peu particulier. Pas de monstres, pas de pirates fantômes, pas d'esprit maléfique : des policiers, des bicyclettes, la campagne irlandaise. Malgré tout, l'atmosphère est vraiment cauchemardesque, l'humour est bien noir. C'est mon roman préféré car il est à la fois original dans sa forme et jamais ennuyeux. At Swim-two-Birds est encore plus original, mais le long passage sur Sweeny au milieu du livre est justement... long. Il y a malgré tout des passages formidables, et l'ensemble du livre se tient très bien grâce a la personnalité du narrateur. The Poor Mouth a été écrit à l'origine en irlandais (An Béal Bocht). Je suppose donc qu'on ne gagne pas grand chose à le lire en anglais plutôt qu'en français. C'est un roman hilarant du début à la fin. Ça parodie les récits naturalistes de paysans ou de pêcheurs irlandais qui étaient très à la mode à l'époque. On rit beaucoup, mais le roman est évidemment moins ambitieux que les deux précédents. The Dalkey Archive est encore moins ambitieux. Je pense que O'Brien a cherché à recycler des petits textes, en les mettant bout à bout pour en faire un roman. Tout en faisant ça, il se moque de ce qu'il fait, il en souligne le côté absurde. C'est une auto-parodie, en quelque sorte.

S.C.

1- M. Gallagher, Flann O'Brien, Myles na Gopaleen et les autres : masques et humeurs de Brian O'Nolan, Septentrion.

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