Mikhaïl Boulgakov

Il y a essentiellement deux inspirations chez Boulgakov, deux inspirations qui paraissent a priori inconciliables. Le mystère de cet écrivain tient beaucoup à cette curiosité. Boulgakov peut tout aussi bien te faire monter les larmes aux yeux en décrivant la souffrance et l'angoisse, et te faire hurler de rire quand il coupe ses personnages en morceaux. La première inspiration de Boulgakov est psychologique et sociologique, et profondément humaniste. C'est celle de Boulgakov ancien médecin (comme Tchekov, je crois), doué d'une universelle empathie. La seconde inspiration est fantastique, noire, diabolique et délirante. C'est celle de l'humour noir, des « diableries ».

La garde blanche et la plupart des nouvelles appartiennent à la première inspiration. La deuxième inspiration domine dans les nouvelles fantastiques (Les oeufs fatidiques) et dans Coeur de chien, même s'il reste un peu de la première inspiration dans ce dernier. Enfin, Le Maître et Marguerite tire sa séduction du mélange des deux inspirations, avec peut-être une légère prépondérance de la deuxième.

Boulgakov est finalement plus connu pour sa deuxième inspiration, qui est, il est vrai, plus originale. Cependant il ne faut pas négliger la première. La Garde Blanche est un roman formidable, dans un style totalement différent du Maître et Marguerite, mais qui ne lui est pas inférieur. Si vous avez lu celui-ci, lisez aussi celui-là !

Les deux romans que Boulgakov a consacré au théâtre (Le roman de Monsieur de Molière et Le roman théâtral) sont les plus faibles de son oeuvre. C'est assez surprenant, quand on sait la passion de Boulgakov pour le théâtre. Le premier est une hagiographie sincère mais un peu barbante. Le second une autobiographie romancée où Boulgakov règle ses comptes avec le Théâtre d'Art de Moscou et son directeur, le célèbre Stanislawski. Dans les deux cas, on sent un certain manque d'inspiration et de style.

Boulgakov, mine de rien, est un magnifique styliste. Certains de ses textes sont à la limite entre la poésie et la prose. Lisez ce passage, qui évoque de façon formidable une armée désorganisée, au bord de la déroute :

Les téléphones des états-majors sonnaient, à vrai dire de plus en plus rarement, rarement, rarement...
Rarement !
Rarement !
Drring !...
«Ti-iou...
-- Qu'est-ce que vous faites ?
-- Ti-iou...
-- Envoyez les cartouches au colonel...
-- Stépanov...
-- Ivanov.
-- Antonov !
-- Statonov !...
-- Sur le Don... c'est sur le Don qu'il faudrait aller, mes petits gars. On ne s'en sortira jamais.
-- Ii-iou...
-- Ah ! que tous ces salauds d'états-majors aillent se faire foutre !
-- Sur le Don !...

La Garde Blanche, traduction de Claude Ligny, Le livre de Poche Biblio.
Une des particularités du style de Boulgakov est l'emploi d'onomatopées dans son récit. C'est fait de façon très convaincante. Voilà par exemple le début de Coeur de chien :
   Ouah-ou-ou-ou-ou-Ouah-ou-Ouah-ou ! Oh ! Jetez un oeil sur moi, je me meurs. Sous le porche, la tempête rugit la prière des agonisants, et je hurle avec elle. Je suis fichu, complètement fichu.

Coeur de chien, traduction de Janine Lévy, Kiosque Flammarion.
Je pense aussi à Morphine, ce texte terrible où la parole est peu à peu rongée par le silence :
   Je n'en pouvais plus. Alors j'ai pris ma seringue et je me suis fait une piqûre. Un soupir. Encore un soupir.
   Ça va mieux... Le revoilà, ce petit froid mentholé au creux de l'estomac... Trois seringues à trois pour cent. Cela me suffira jusqu'à minuit...

Morphine, traduction de Marianne Gourg, Points Seuil.
Une autre force du style de Boulgakov est sa maîtrise des changements de point de vue. Dans Coeur de chien, le premier chapitre est écrit selon le point de vue du chien, ce qui n'est déjà pas facile. Ensuite, on change de point de vue, on passe dans le monde des hommes. Ce premier chapitre n'est pas du tout essentiel pour comprendre la suite, et pourtant il donne toute sa force et toute son ambigüité à la nouvelle. On se souvient que cette ordure de Charikov a été le pauvre chien Charik, les deux images se superposent et modifient notre perception. Aussi, toujours sur la technique du point de vue, regardez comment il décrit le siège de Kiev dans La Garde Blanche. On passe d'une vision globale à celle d'un seul personnage, on change de personnage, on passe de l'action à la réflexion... Je ne connais personne (sauf peut-être au cinéma) qui soit capable de rendre l'impression d'une bataille avec une telle force.

Une chose dont je n'ai pas envie de parler, c'est bien des relations de Boulgakov avec le pouvoir communiste.

S.C.

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