Franz Kafka

On peut presque tout faire dire à Kafka : ses textes sont à la fois limpides et opaques, surchargés de symboles, oniriques et crus. Politique, psychanalyse, religion, poétique, vous pouvez tout utiliser pour essayer de le comprendre. Les lecteurs qui aiment Kafka, et Dieu sait s'ils sont nombreux, l'aiment tous pour une raison différente, personnelle. A la fin, on ne sait plus si on a lu les mêmes livres... Et lui, il nous regarde, du haut de son mystère, avec son petit sourire ironique...

Moi ce que j'aime chez Kafka, c'est son imagination . Sa façon, candide et rouée à la fois, de commencer :

« Un matin au sortir de rêves agités, Grégoire Samsa s'éveilla dans son lit transformé en un monstrueux insecte ».
Exactement comme lorsque La Fontaine dit « Maître corbeau, sur un arbre perché...». Mais Kafka ne fournit pas la « morale » de ses histoires. Vous pouvez essayer de la trouver vous-même. Vous pouvez aussi penser, comme moi, que Kafka est trop intelligent pour avoir imaginé une quelconque morale.

C'est Kundera (L'Art du Roman, Les testaments trahis) qui m'a fait vraiment découvrir Kafka. Avant de lire Kundera, je pensais que Kafka était synonyme de cauchemar et d'angoisse. Maintenant je sais qu'il y a aussi de la poésie, de l'humour et de la beauté chez Kafka.

Le souci du père de famille. Cette nouvelle me parait bien résumer un pan de l'oeuvre de Kafka : le dégoût « existentiel » face a l'absurdité, la monstruosité du monde : le monde, l'être (ce qui existe) est accidentel et monstrueux. Mais c'est un dégoût amusé, attentif, un dégoût plein de compassion, finalement.

Le monstre est un thème récurent chez Kafka : la taupe géante, Odradek (encore lui !), la cantatrice de Amerika, Grégoire Samsa... Le monstre de Kafka n'est pas effrayant mais grotesque, ridicule, minable. Le monstre est un symbole d'un monde sensible imparfait, marqué par la contingence et l'absurdité. En même temps, le monstre de Kafka n'est pas dénué d'une certaine poésie, une poésie grotesque et fantastique, à défaut d'autre chose. Reste que, comme dans Le souci du père de famille, la mort vous enlève parfois toute envie de rire ou de sourire.

Dans La Nausée de Sartre, Antoine Roquentin en regardant une racine d'arbre, a la révélation de l'absurdité et du grotesque du monde. D'accord, mais après ça il y a un mensonge. Antoine Roquentin en conçoit un profond dégoût, une mélancolie incurable. Ça, c'est une vision limitée de la réalité. Car l'absurdité et le grotesque de l'existence a tout plein d'autres dimensions : comique, poétique, et même mystique. Kafka, lui, a vu ces dimensions-là. C'est aussi ça qui rend la vie belle, malgré tout : la dimension poétique et comique de toute cette absurdité. En fait, rien n'est aussi grave que Roquentin le pense. Heureusement, et malheureusement aussi.

Amerika, ou Le Disparu. Je ne sais pas pourquoi ce roman est généralement considéré comme « moins bon » ou « moins Kafkaïen ». (Soit dit en passant, il y a des textes de Kafka qui sont franchement mauvais, comme Description d'un combat, par exemple). Il me parait pourtant tout à fait dans la lignée du Château, sans doute plus riche en événements et personnages, et tout aussi construit. Amerika est inachevé, mais le Château aussi. Amerika est une parodie, dans le style de Dickens. Le héros, Karl Rossmann, subit toutes sortes de mésaventures et d'injustices. Les sentiments et les caractères des personnages sont grotesquement exagérés (comme dans Dickens). Kafka adore jouer avec les clichés sur l'Amérique. Par exemple, il s'amuse à la rendre aussi européenne que possible. Une lecture possible de ça : l'Amérique est un purgatoire (le héros y est envoyé à la suite d'une faute) et non un paradis. Pas moyen de s'échapper, de recommencer sa vie (c'est aussi ce que dit Le Château). (Dans Dickens, en revanche, on peut recommencer sa vie en Amérique, y faire fortune, et revenir régler ses comptes en Angleterre ensuite).

Les animaux. Kafka adore faire parler les animaux (souris, singes, chiens, taupe). Il leur prête des sentiments humains, mais pas tous les sentiments humains. En fait c'est aussi le cas de beaucoup de ses personnages humains : il leur manque tantôt le respect d'autrui, la honte, la fierté, ou d'autres sentiments. Les animaux de Kafka sont assez intelligents pour parler et décrire leurs pensées, mais ils sont conscients de leurs propres limites, de la puissance de leur corps et de leur instinct sur leur être. Ils savent qu'ils ne sont pas totalement maîtres d'eux-mêmes, et c'est ce qui les rend touchants. Au lieu de comparer les hommes à des animaux, il compare les animaux à des hommes. Je pense qu'il y a une subtile nuance. Comparer les hommes à des animaux, c'est d'une certaine façon nier leur conscience (celle des hommes), leur capacité à communiquer et à penser. Mais comparer les animaux à des hommes, c'est montrer les limites de l'esprit humain, c'est dénoncer le mensonge de la toute-puissance de la conscience. L'esprit de l'homme est faible, sujet à l'erreur, à l'illusion. Ca me fait penser au sentiment qu'on a lorsqu'on se rend compte qu'on vient de commettre la même erreur pour la troisième fois : expérience de ses propres limites, de ses faiblesses. C'est une expérience rare, il faut y prêter attention. Tout le monde a fait l'expérience des limites de sa force, des limites de son corps : un boulon qu'on n'arrive pas à desserrer, la fatigue, l'impossibilité de dépasser tel tableau dans un jeu vidéo. Mais pour son esprit, c'est moins évident.

Étonnant aussi que Kafka ne soit jamais aussi « humaniste » que dans ces fictions animales. D'abord, ce sont quasiment ses seuls textes de fiction écrits à la première personne. Là, il se laisse aller à décrire l'envie d'être ensemble, en communauté. De faire comme les autres, et de partager leurs sentiments et leurs émotions. Le besoin de communiquer (Recherches d'un chien). Je ne pense pas que Kafka cherche à tourner ce sentiment en dérision, ou à le réfuter. Ça paraît sincère.

Autre source d'inspiration pour Kafka : la technique (on dirait aujourd'hui la technologie). Le bureau automatisé de Amerika, le téléphone mystérieux au début du Château, et surtout la formidable « dessinatrice » de la Colonie Pénitentiaire.

L'artiste de la faim. Cette nouvelle représente pour moi une critique intelligente de l'ascétisme, et de la religion en général. Elle montre l'aspect ostentatoire, ridicule, indécent de l'ascétisme. Dans la nouvelle, la foule n'éprouve pas de respect pour l'artiste de la faim, tout au plus une certaine curiosité. En lisant Un artiste de la faim, je ne peux pas m'empêcher de penser à la télévision d'aujourd'hui, aux reality shows, aux reportages « choc ». En même temps, c'est un peu plus compliqué que ça, ce n'est pas seulement une parodie. L'artiste de la faim ne fait pas semblant, il jeûne authentiquement, souffre, et on pourrait tout à fait le présenter comme un saint. Le fait que son comportement soit inutile et dérisoire n'est pas de sa faute. C'est que Dieu, pour Kafka, est sourd et aveugle aux souffrances des hommes.

L'absence de compassion. Kafka passe son temps à détruire toute la compassion qu'on pourrait avoir pour les personnages. Il la détruit en même temps qu'il la suscite : c'est comme ça qu'il nous tient. Il y a des degrés divers : dans La Colonie Pénitentiaire, on n'a aucune compassion pour le condamné. A tel point qu'on finit par ressentir un certain malaise : comment est-ce que je peux lire toutes ces horreurs et trouver ça drôle, amusant ? Dans Le Procès, on ne s'apitoie pas vraiment : Joseph K. est trop conformiste et timoré. Sauf, évidemment, à la toute fin, à la toute dernière ligne : le choc de cette dernière ligne qui vous hante longtemps après. Dans Amerika, ça fonctionne sur un mode connu : on ne s'identifie pas vraiment au héros, mais on s'indigne de tant d'injustices. Dans Le Château, c'est un peu différent : l'arpenteur K. ne se laisse pas faire, il essaie de prendre son destin en main, de poursuivre son rêve. C'est sans doute pour ça que je trouve ce roman plus touchant, plus intime.

Le sado-masochisme, la cruauté de Kafka. Les héros de Kafka se font tous torturer, psychologiquement du moins. C'est sans doute ça qui est le plus rebutant dans Kafka, au moins pour ceux qui comme moi ne partagent pas ce fantasme. Évidemment cela est tempéré par son humour noir, et sa fantaisie débridée. Mais c'est parfois très tenu (cf. Le Verdict).

« Ecrire, c'est sauter hors du rang des assassins. » Cette phrase de Kafka est citée à tout bout de champ, mais son sens me paraît tout sauf clair. Hors du rang, Hamsun ou Céline ? Drieu La Rochelle, Pound ? Nous savons d'expérience que le stylo peut aussi être une arme. Le vingtième siècle a même fait du crime planifié une institution. Invention que Kafka avait anticipé aussi facilement que Verne le voyage dans la lune. Je ne peux pas penser que Kafka ait vraiment voulu dire : écrire est innocent. Plus vraisemblablement, Kafka voulait parler de l'écriture de fiction. Raconter un crime ce n'est pas commettre un crime, même cette banalité, il n'est peut-être pas inutile de la rappeler, au moment où les censeurs utilisent la peur de la violence à l'école, des violeurs d'enfants et du terrorisme pour brider l'imagination. Mais ce n'est pas ça que Kafka a dit : il a dit « sauter hors du rang des assassins ». Qui sont les assassins ? Ceux qui n'écrivent pas, les « bonnes gens », les lecteurs peut-être ? Ça ne tient pas debout. Non, décidément je ne comprends pas cette phrase.

Webbographie : Si vous ne connaissez pas les romans de Kafka, le mieux c'est encore d'en lire la première page. Voyez donc le site de Gilles Jobin.

S.C.

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