Il faut que je commence par dire que je considère Gombrowicz comme le plus grand écrivain du XXèmesiècle. Oui, encore mieux que Proust ou Joyce, ou Kafka. Car Gombrowicz ne considère pas la littérature comme un refuge ou une rédemption. Pour lui, la vie est une bagarre. Ses romans ne se situent pas au-dessus de cette bagarre, ils sont au contraire un ring où il invite, non sans une certaine jubilation, ses personnages à venir se bagarrer.
Qu'est-ce que l'immaturité pour Gombrowicz ? C'est une question difficile. Chaque fois que je crois l'avoir cernée, que je pense l'avoir pour ainsi dire emballée dans un petit paquet, je m'aperçois qu'il y a quelque chose qui dépasse. Je passe la main dessus pour lisser ce côté, mais alors la bosse réapparaît du côté opposé...
L'immaturité
pour Gombrowicz, c'est le malléable, c'est ce qui n'a pas
encore de forme. Par contraste, l'adulte a une forme, une
personnalité sociale et psychologique bien
déterminée.
A rapprocher des « romans de formation »,
où bien
souvent le héros ne fait que subir des influences successives
sans parvenir, à vrai dire, à « se
former ».
Mais là où ça se complique, c'est que la
maturité peut être elle-même un masque de
l'immaturité. Le choix est le suivant :
- ou bien
on accepte sa propre immaturité et on refuse de se laisser
enfermer dans une forme. On doit aussi renoncer du même coup
à
« former » les autres.
- ou bien on utilise (on
adopte, on se laisse imposer) une forme pour camoufler son
immaturité. On peut alors à loisir tyranniser les
autres, leur imposer la tyrannie de la forme.
Bien souvent, le narrateur, qui est le double de Gombrowicz, a choisi la première option, et il est bien souvent le seul à avoir fait ce choix. Il doit donc constamment se battre contre ceux qui veulent lui imposer une forme, ou faire pencher l'histoire d'un côté ou de l'autre. De ce fait, il se trouve presque mécaniquement en dehors de l'histoire, en périphérie, constamment attiré vers le centre et constamment repoussé vers la périphérie. Chaque fois qu'il veut pénétrer dans l'histoire, on lui oppose son manque de forme. Il ne peut pas faire un personnage romanesque convenable puisqu'il n'a pas de forme.
Ensuite, là où ça se complique vraiment, c'est que l'adulte « formé » est attiré par l'adolescent « malléable », non seulement parce qu'il a l'espoir de lui imprimer sa forme, mais aussi parce qu'il est attiré par cette absence de forme, comme la vertu est attirée par le vice. D'où l'ambivalence infernale des rapports adulte/adolescent chez Gombrowicz : en apparence, l'adulte cherche à former, et l'adolescent à être formé. En fait, l'adolescent n'intéresse l'adulte que parce qu'il n'a pas de forme, dès qu'il est formé il n'est plus intéressant. L'adulte, tout en imprimant sa forme à l'adolescent, lui explique que sa force, son attirance, réside justement dans son absence de forme, qu'il est précisément en train de perdre. L'adolescent, qui désire acquérir une forme, comprend aussi que cette forme est une prison, pas du tout aussi désirable qu'on pourrait penser...
Comment est-ce que cela évolue dans notre société actuelle ? J'ai l'impression que récemment (depuis 1990 environ), la tension est retombée : l'Informe est maintenant devenu acceptable, normal. Il est normal, et même louable, de ne pas avoir de conscience politique, sociale, religieuse, morale bien définie. En clair, ça veut dire que l'incohérence, la contradiction, l'immaturité sont devenues acceptables. Je ne sais pas si c'est mieux.
Gombrowicz ou le refus du sérieux. Ou plutôt : le refus de prendre le sérieux au sérieux. On ne peut être adulte, dit-il, que si on reconnaît la part d'immaturité que l'on porte en soi. Ou, autrement dit, s'il l'on accepte de renoncer à infantiliser l'autre, à rechercher l'immaturité d'autrui. Paradoxalement, son refus du sérieux n'aboutit pas à la légereté, il n'aboutit pas à la négation de la douleur et de la souffrance.
L'importance du corps, et du geste, dans son oeuvre. Le concours de « gueules » dans Ferdydurke. Le noeud humain, dans le même. Le banquet dans Bakakaï où tous les convives imitent rigoureusement les gestes du roi. La confrérie de l'Eperon dans Trans-Atlantique. Le coup de raquette « truqué » dans Les Envoûtes. La chorégraphie dans Pornographie. Etc. Sans parler de son goût pour le théâtre. C'est ça qui donne un aspect « cartoon » dans son oeuvre. Le corps est pour lui une pâte malléable. La souffrance que l'on ressent est un peu celle qu'on éprouve en regardant un cartoon : ça fait mal, mais on sait que ce n'est pas grave. Les personnages se relèvent, et leurs blessures ont disparu. Cependant... dans Pornographie et Cosmos, les morts ne se relèvent pas.
Récemment, certains metteurs en scène (par exemple Alice Ronfard) se sont avisés de monter Yvonne, Princesse de Bourgogne en utilisant l'astuce suivante : Yvonne, la fiançée laide et idiote du Prince de Bourgogne, est jouée par une actrice « jolie ». L'idée est de faire, je cite, « un spectacle sur la relativité de la beauté, l'exclusion de la différence et du non-conforme ». Quel dommage, un contresens pareil ! Transformer l'idée subersive, scandaleuse de Gombrowicz (l'attirance pour la laideur, l'inférieur) en une gentille platitude...
La forme, chez Gombrowicz. La forme du roman, son découpage en chapitres et la progression logique/esthétique entre les chapitres : voilà une question qui empoisonne Gombrowicz, bien évidemment. Dans Ferdydurke, il choisit de façon provocante de mettre bout à bout des nouvelles et de dire : « Ceci est un roman, parce que j'en ai décidé ainsi. » Par la suite, il arrête même de se poser la question de la forme. Le roman n'est plus saucissonné comme dans Ferdydurke, mais se présente comme un flot continu, qui a cependant un début et une fin très bien définies. Plus d'articulations, de pauses, de symétries : ça coule.
Je pense à la modernité de Gombrowicz, et aussi à sa paradoxale absence de descendance. C'est comme s'il y avait une voie ouverte sur laquelle personne ne s'est engagé. On pourrait dire à la rigueur que Gadda (La connaissance de la douleur) a une vague ressemblance, et peut-être Thomas Bernhard. Je pense aussi à Invisible Man, le superbe roman de Ralph Ellison. Mais il s'agit plus de coïncidences que de filiations.
Par où aborder Gombrowicz ? Tout d'abord, il faut dire que son oeuvre est très facile à lire : il y a de l'action, de l'humour, du suspens, tout pour plaire. Comme souvent, les nouvelles (Bakakaï, dont le titre original est Mémoires du temps de l'Immaturité) sont une bonne introduction. Les principaux thèmes sont tous là, le ton, l'humour noir, le style baroque. Ensuite Trans-Atlantique me paraît indiqué, si on accepte le jeu sur le style qui est ici poussé à l'extrême (« ces miennes Nouilles vétustes... »). Comme toujours chez Gombrowicz il y a du suspens, même si on sait dès le début que c'est un peu un prétexte. Dans Cosmos et Pornographie il y a aussi du suspens. Le style est plus naturel, mais l'histoire est plus étrange, le côté malsain, pervers, de Gombrowicz est bien présent. Attention : Pornographie est un titre mensonger. Ne le lisez pas pour chercher de l'érotisme, vous serez déçus. D'une façon générale, le sexe chez Gombrowicz n'est jamais érotique, il est même vaguement répugnant (comme chez Kafka). Mais Gombrowicz n'est pas dégoûté, ça l'intéresse quand même (Rien ne dégoûte Gombrowicz, tout semble l'intéresser.) Ferdydurke est son premier roman. Sa forme est celle d'un collage de nouvelles, mais l'unité de thème est très nette : l'imitation, le désir de ressembler à autrui, et de rendre autrui comme soi-même, et aussi le désir d'échapper à autrui, de fuir, de rester soi-même. Malgré tout, ce livre est un peu plus « relaché » que les autres, on sent que Gombrowicz a voulu épater ses lecteurs. Les Envoûtés est un roman feuilleton fantastique, publié sous un pseudonyme. C'est du fantastique minimaliste : tout tourne autour d'un chiffon qui bouge tout seul ! Ça se lit très facilement, comme un roman feuilleton justement, c'est beaucoup moins ambitieux que les autres romans. Ceci dit, il y a des choses intéressantes (notamment ce fameux chiffon).
Il faut lire aussi Contre les poètes, un recueil d'essais divers. On s'y frotte à l'intelligence dévastatrice de Gombrowicz, à sa méchanceté, à son besoin absolu d'indépendance.
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