Guy de Maupassant

Maupassant, on le lit surtout au collège. On lit les contes fantastiques, et c'est très bien. En général, les nouvelles de Maupassant plaisent immédiatement, on accroche tout de suite. Mais après, quand on grandit, on a un peu honte de cette passion pour Maupassant. On se demande si ce n'est pas un sous-Flaubert, (alors que le premier est tellement prolifique, et le second tellement paresseux !). Mais je crois que c'est injuste. Maupassant est peut être moins exigeant dans son écriture que Flaubert (ce n'est pas un gros défaut), mais il n'est pas moins original. Il n'est pas moins puissant.

Ce que je dis là n'est pas très original. Cela fait un certain temps que les critiques de Maupassant le répètent inlassablement. Jusqu'à présent, c'est un peu en vain : Flaubert est toujours au pinacle, on réévalue Balzac, même Alexandre Dumas entre dans le Canon, mais Maupassant, semble-t-il, devra encore attendre pour qu'on lui fasse la place qu'il mérite. Si vous ne connaissez pas Maupassant, ou si vous ne voyez pas ce qu'on peut lui trouver, laissez-moi vous dire les trois aspects qui me paraissent essentiels.

Maupassant est d'abord un écrivain du bonheur. C'est finalement l'aspect le mieux connu (voir le film de Max Ophüls). Décrire le bonheur sans sombrer dans la mièvrerie ou la banalité n'est pas si facile. Le bonheur chez Maupassant, c'est un repas bien arrosé entre amis, un pique-nique au bord de l'eau, un voyage en amoureux...

Maupassant est aussi un écrivain de la solitude : pour lui, l'homme est condamné à être éternellement seul. La communication d'une âme à une autre est impossible. Cette idée (à laquelle je ne crois pas, soi dit en passant) n'est pas propre à Maupassant, bien d'autres la partagent. Mais lui a une façon particulièrement glaçante, douloureuse de l'exprimer.

Enfin, Maupassant est un écrivain de l'effroi. J'appelle effroi le sentiment de terreur qui saisit un personnage lorsqu'il se découvre perdu, impur, souillé. C'est le fils qui découvre sa bâtardise. C'est le criminel, le violeur, qui ne peut plus supporter son crime. C'est le père qui se découvre incestueux. C'est la femme qui a sacrifié à tout jamais sa vertu et son amour-propre, ou celle qui découvre trop tard qu'elle est passée à côté de la vie. C'est enfin l'homme vieillissant pour lequel l'avenir n'est soudain plus qu'une descente vers la folie et la mort. L'effroi de Maupassant est très proche de la panique chez Henry James.

Encore une fois, Maupassant est un très grand écrivain. Pour le voir, il faut lire ses romans. Pas Une vie, qu'on lit aussi au collège, et qui ne fait que vous conforter dans l'idée que Maupassant est un sous-Flaubert (comparez à Madame Bovary ou Un coeur simple !). Je vais essayer de défendre les romans de Maupassant. On peut penser, je sais, que ce n'est pas le sommet de son oeuvre, et qu'ils ne sont jamais aussi cohérents et maîtrisés que, par exemple, La maison Tellier ou Monsieur Parent. C'est peut-être vrai, peut-être faux : peu importe, au fond.

Dans les romans de Maupassant, il y a deux groupes : les « romans de l'aube » et ceux du « crépuscule ». Le premier comprend Bel Ami et Mont-Oriol, le deuxième Notre Coeur et Fort comme la mort. Une vie est à part (plus faible, à mon avis) et Pierre et Jean, qui est plutôt d'inspiration « crépusculaire », n'est pas vraiment un roman, plutôt une longue nouvelle. Les romans du crépuscule et ceux de l'aube ont quelques thèmes en commun : bâtardise et infidélité, par exemple. L'hypocrisie joue un rôle dans les deux groupes, mais avec un sens différent : dans le premier groupe, tout le monde est plus ou moins hypocrite, et tout le monde s'en accommode plus ou moins. Dans le deuxième groupe, le héros souffre vraiment de l'hypocrisie des autres. Dans les romans de l'aube s'ajoutent le thème du capitalisme, et de la réussite sociale. L'enthousiasme qu'engendre le capitalisme, et la part de mensonge qui le fonde. Dans ceux du crépuscule on trouve les thèmes d'une sexualité interdite ou refoulée (inceste, frigidité), de l'angoisse, de la mort et de l'impuissance (créatrice).

Il est facile de voir pourquoi j'appelle les deux premiers romans ceux de l'aube. La trajectoire est ascendante, il y a un point de départ précis mais la fin est ouverte. Le ton est jubilatoire, ironique, insouciant. Dans ceux du crépuscule au contraire, le héros est non pas vieux mais vieillissant, il a atteint le sommet de sa vie sociale et créative. La trajectoire du roman est une chute, vers la folie, l'isolement et l'impuissance. Et, tout au bout, la mort.

Si les romans de l'aube sont brillants, drôles et plaisants à lire, ceux du crépuscule sont arides, douloureux et déprimants. Ils ne sont pourtant pas inférieurs sur le plan littéraire. On trouve une critique sociale qui évoque un peu Proust. Il y a comme toujours chez Maupassant un usage habile des symboles, et sa technique de « description psychologique » qui permet d'exprimer les sentiments des personnages à travers des descriptions. De plus, il y a une évocation puissante de « l'appel des ténèbres » (comme chez Schnitzler), l'attirance pour la folie, l'immobilité, la mort. C'est très bien fait, très crédible et émouvant. Fort comme la mort est plus échevelé, plus extrême, mais la mélodie sourde et lancinante de Notre Coeur est également passionnante. J'aime particulièrement la scène où Mariolle attend en vain sa maîtresse sous la pluie dans un petit jardin de banlieue, et la fin, si juste psychologiquement, qui rappelle le Manuscrit du Souterrain de Dostoïevski.

« Monsieur de Maupassant est certainement un des plus francs conteurs de ce pays où l'on fit tant de contes, et de si bons. Sa langue, forte, simple, naturelle, a un goût de terroir qui nous la fait aimer chèrement. Il possède les trois qualités de l'écrivain français : d'abord la clarté, puis encore la clarté, et enfin la clarté. Il a l'esprit de mesure et d'ordre qui est celui de notre race. »

Anatole France, La Vie littéraire, tome Ier, 1888.
Clarté ? Mesure ? Ordre ? Au moment même où ces lignes étaient publiées, Maupassant rédigeait Fort comme la mort...

Que France se soit ainsi trompé, qu'il n'ait vu dans l'oeuvre de Maupassant que ce qu'il voulait bien y voir, ça ne m'étonne pas beaucoup. Mais que Sartre ait fait la même erreur... c'est plus troublant. Sartre, parlant des contes de Maupassant :

« Dans une société en ordre, qui médite son éternité et la célèbre par des rites, un homme évoque le fantôme d'un désordre passé, le fait miroiter, le pare de grâces surannées et, au moment qu'il va inquiéter, le dissipe d'un coup de baguette magique, lui substitue la hiérarchie éternelle des causes et des lois. »

Sartre, Qu'est-ce que la littérature ?, 1947.

Pour les romans c'est évidemment faux. Mais même dans les nouvelles, c'est oublier le violeur de la petite Roque, qui, prit d'un soudain vertige face à lui-même, se jette du haut de sa tour. Maupassant me semble être plutôt l'écrivain de la blessure qui se rouvre, de la tache qui réapparaît, du passé qui resurgit. Même dans son inspiration « matinale » Maupassant ne célèbre pas l'ordre. La réussite de Bel-Ami, qui est au fond plus bêtement opportuniste que froidement arriviste, trahit un pessimisme plus profond sur la société que l'échec in extremis de Julien Sorel, l'hypocrite vertueux de Stendhal. Au mensonge individuel de Stendhal s'oppose le mensonge collectif de Maupassant.

Si l'on peut faire un reproche à Maupassant, c'est d'être extrêmement conscient de son style et de sa technique. Barthes a raison de dire que c'est « de la Littérature qui se voit de loin »1. Le style de Maupassant n'est jamais subtil, les effets y sont toujours évidents. Lorsque Maupassant veut faire une description, il commence un nouveau paragraphe, il change de style, ses phrases se rallongent, ses images s'enrichissent ; puis il commence un nouveau paragraphe, revient à la narration, les phrases redeviennent directes et sobres. Les articulations entre chapitres dans ses romans sont toujours parfaitement nettes. Parfois son souci d'être bien compris vire au ridicule, comme dans les noms de ses personnages : Monsieur Parent, Mariolle, Madame de Burne, Madame de Mortemain, etc. Mais peu importe : même si leurs noms sonnent faux, ces personnages me paraissent vrais.

Pour en savoir plus... (Webbographie). Ma page sur Maupassant est bien palotte à côté de celle de l'Espace Culturel. (Vous y trouverez en particulier une analyse de l'oeuvre qui va dans le même sens que la mienne.)

S.C.

1- Le degré zéro de l'écriture, page 55.

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