Henry James est un auteur que j'aime bien, et aussi un auteur que j'aime aimer ; c'est-à-dire que je suis assez fier de le connaître et de l'apprécier, c'est un plaisir un peu snob que je m'accorde.
Henry James est un auteur excessivement difficile à lire, et je dis excessivement en pensant excessivement. Surtout dans ses derniers livres. La prose de Proust, à côté, c'est de « l'écriture blanche » ! Henry James adore les tournures du genre : "It seemed to them at first, the offer, to good to be true...", les adjectifs précieux, les phrases à tiroir, etc. Tout ça, tout cet attirail stylistique n'a pas pour but, comme chez Proust, d'atteindre à la description la plus exacte, la plus précise. Non, il cherche au contraire à noyer le poisson, à évoquer sans dire, à semer la confusion et l'incompréhension. Soyons clair : il y a des passages (pour moi en tout cas) complètement incompréhensibles, à tel point qu'on n'est plus vraiment sûr de ce qui se passe. Ne comptez pas sur les dialogues pour lever les ambiguïtés, ou clarifier les choses : les personnages parlent exactement comme James lui-même, de façon ambigüe et alambiquée.
Tout ce que je viens de dire n'est pas très positif. A vrai dire, j'aimerais James encore plus s'il était moins... précieux, maniéré. Complaisant. Le style de James n'est pas (pour moi) un élément du plaisir de la lecture. Une autre chose que je lui reprocherais, c'est son goût puéril pour le poncif de l'artiste incompris en lutte avec la société « médiatique » (le mot est anachronique, mais l'idée est rigoureusement la même). Par ailleurs, James a du mal à situer ses histoires en dehors du milieu de la très haute bourgeoisie cosmopolite cultivée.
Mis à part ces bémols, James est vraiment un auteur formidable. On dirait que les matériaux de ses livres sont toujours plus ou moins les mêmes : le secret, l'innocence/la corruption, la sensualité/la morale, l'argent (très important, l'argent), le mensonge, l'illusion, et l'opposition parents/enfants. Des thèmes qui ne peuvent pas laisser indifférent. De plus, tous ces thèmes sont souvent présents tous à la fois, et finissent par former une sorte de pâte thématique cohérente, qui est vraiment caractéristique d'Henry James. Et difficile à imiter.
Une autre caractéristique, difficile à décrire, est sa façon de toujours laisser le lecteur dans le doute. Assez souvent, on peut résumer ses histoires en un synopsis très « roman noir », implacable, cynique, prosaïque : par exemple, on échange de l'amour contre de l'argent. Mais ensuite, il n'arrête pas de nous suggérer que cette vision de l'histoire est peut-être erronée, et que c'est notre imagination paranoïaque qui voit le mal partout. Il nous tient en haleine avec ce dilemme : est-ce vraiment ça qui se passe ou suis-je en train d'imaginer ? Malgré les lourdeurs ampoulées du style, malgré la longueur parfois décourageante, on est tenu en haleine et on va jusqu'au bout. Cette faculté de raconter une histoire qui peut se comprendre de plusieurs façons est exceptionnelle. Et mystérieuse : je ne comprends toujours pas comment ça marche.
Souvent dans les récits d'Henry James, le héros, après avoir longtemps tourné autour de la vérité, se retrouve soudain face à face avec elle. Cet instant de révélation, j'ai envie de l'appeler la panique. Un exemple : lorsque la vieille femme propose au héros de The Aspern Papers son incroyable et révoltant marché. On a alors le sentiment extrêmement touchant d'une peur panique, d'un désir de s'enfuir, de disparaître : exactement le sentiment d'un enfant terrorisé par la complexité et la dureté du monde des adultes. Bien entendu, la vérité qui est révélée au héros à ce moment-là n'est pas exactement celle qu'il soupçonnait précédemment. Bien entendu, le doute et l'ambigüité ne sont pas définitivement chassés. Le héros voit maintenant la situation sous un jour nouveau, avec une ambigüité et un doute nouveau. En bon dialectitien, James nous fait passer d'une tension à une autre, et non d'une tension à sa résolution.
Henry James a écrit aussi bien des très courtes nouvelles que des longs romans. Certains préfèrent les textes courts, les trouvant plus « tendus ». D'autres préfèrent les longs chefs-d'oeuvre, mais la vérité c'est que James sait aussi bien faire long que court, ça ne lui pose pas de problème. Toutefois, il est sans doute préférable d'attaquer son oeuvre par des textes courts, ou moyens. Daisy Miller (j'ai commencé par celui-là, sur les conseils d'un ami), Washington Square, ou les nouvelles « humoristiques » comme The figure in the carpet. Il me reste encore beaucoup à lire. Pour attaquer un volume d'Henry James, il vaut mieux avoir du temps devant soi, et l'esprit entièrement disponible. Ce n'est pas une lecture de métro, malheureusement. Il faut dire aussi que c'est assez dur à lire en anglais. Je ne sais pas ce que valent les traductions françaises. Paradoxalement, je pense que ça doit se traduire assez bien, car le français se prête bien aux longues phrases déstructurées.
Pour en savoir plus... (Webographie). Les oeuvres de James sont nombreuses et pas également accessibles ; d'où l'intérêt de la présentation de Nekki, webmestre du forum "Littératures anglaises". A voir aussi, un document intéressant, sur le site de la William Reese Company : une épreuve corrigée par James.
Vos réactions :« Tu reproches à James d'écrire sur la Haute Bourgeoisie cultivée uniquement, mais c'était le monde qu'il connaissait le mieux, tout comme Proust d'ailleurs. On imagine mal Proust écrivant sur la population ouvrière des banlieues. Ce n'était pas son monde à lui. Et c'est ce qui fait l'intérêt de son oeuvre. Qui reprocherait à Saint-Simon d'avoir écrit uniquement sur la Cour de Louis XIV ?
Tu reproches la sophistication de James. Là aussi, c'est un point fort de son oeuvre et c'est ce qui en fait tout le charme. De même que son "goût puéril pour le poncif de l'artiste incompris en lutte avec la société". Toute son oeuvre tourne autour de cette hantise qu'il a d'associer la "pureté démocratique américaine" à la "civilisation décadente mais raffinée" de l'Europe. Il était assis entre 2 chaises ! Et l'artiste demeure pour lui l'être le plus ambigu : James était attiré par le talent de l'artiste hérité de siècles d'une grande culture mais il le répudiait pour son esprit "anti-démocratique".
Tu as raison de dire que le français est une langue très appropriée pour les oeuvres de James ; langue que James parlait d'ailleurs très bien. Les traductions des oeuvres de James sont souvent excellentes. »
Ivan nekki