Paolo Coelho

A première vue, il n'y a pas grand chose à dire de l'Alchimiste, le best seller planétaire qui a lancé Paolo Coelho sur la scène littéraire mondiale. Le succès du livre semble plutôt dû à ses maximes philosophiques répétées à satiété qu'à ses qualités littéraires. Et pourtant, il y a plusieurs choses assez étonnantes dans ce livre qui méritent d'être mentionnées.

La première et la plus étonnante est que ce livre est un plagiat1 : l'histoire est celle d'une des premières nouvelles de Borges, Le conte des deux rêveurs (1931), recuillie dans Histoire universelle de l'infamie (tr. française 1951, Editions 10/18). Elle est suffisament courte pour qu'on puisse la citer presque en entier :

Les hommes dignes de foi racontent (...) que vécut au Caire un homme possesseur de grandes richesses, mais si magnanime et généreux, qu'il les perdit toutes à l'exception de la maison de son père, si bien qu'il dut travailler pour gagner sa vie. Il travailla à tel point qu'un beau jour le sommeil s'empara de lui sous un figuier de son jardin. Il vit en songe un homme tout mouillé qui sortit de sa bouche une pièce d'or et qui lui dit : « Ta fortune est en Perse à Ispahan. Va la chercher. » Au matin, il se réveilla, entreprit le long voyage (...) À la fin, il arriva à Ispahan. La nuit le surprit dans l'enceinte de la ville et il s'étendit pour dormir dans la cour d'une mosquée. Contre la mosquée, il y avait une maison et, par décret du Dieu Tout-Puissant, une bande de voleurs traversa la mosquée et entra dans la maison. Les gens qui dormaient se réveillèrent à cause du vacarme que firent les voleurs et appelèrent au secours. Les voisins crièrent aussi, l'officier du guet accourut avec ses hommes et les bandits s'enfuirent par la terrasse. L'officier fit fouiller la mosquée. On trouva l'homme du Caire que l'on rossa si fort à coups de bambou qu'il en faillit mourir. Deux jours apèrs, il reprit connaissance en prison. L'officier le fit amener et lui dit : « Qui es-tu est quelle est ta patrie ? » L'autre déclara : « Je suis de l'illustre Cité du Caire et mon nom est Mohammed el Magrebi. » L'officier lui demanda : « Qu'est-ce qui t'a attiré en Perse ? » L'autre choisit de dire la vérité : « Un homme m'a ordonné en rêve de venir à Ispahan, parce que là était ma fortune. Me voici à Ispahan et la fortune qu'il m'a promise doit être ces coups de bâtons que vous m'avez fait donner si généreusement. »

En entendant ces mots, l'officier rit à se découvrir les dents de sagesse et finit par dire : « Homme insensé et crédule, j'ai rêvé trois fois d'une maison au Caire, au fond de laquelle il y a (...) un figuier, après le figuier une source, et sous la source un trésor. Je n'ai pas accordé le moindre crédit à ce mensonge. Mais toi, né de l'accouplement d'une mule avec un démon, tu as erré de ville en ville sur la seule foi de ton rêve. Que je ne te revoie pas à Ispahan ! Prends ces monnaies et va-t'en !

L'homme les prit et retourna dans sa patrie. Sous la source de son jardin (qui était celle du rêve de l'officier) il déterra le trésor. Ainsi Dieu le bénit, le récompensa et l'exalta.

La seule modification apportée par Coelho consiste à faire du héros (bon musulman dans le texte de Borges) un chrétien. Au lieu de se rendre du Caire à Ispahan, il quitte l'Andalousie pour arriver au Caire. Ce changement permet à Coelho d'introduire une réflexion (?) sur l'existence de religions et de cultures différentes. Ou, plus vraisemblabement, permet au lecteur (Brésilien ou occidental) de mieux s'identifier au héros.

Lorsque j'ai lu L'Alchimiste, je ne connaissais pas encore le texte de Borges. Je dois dire que la chute de l'histoire m'avait assez impressioné et me paraissait justifier dans une certaine mesure le succès du livre, malgré le style désastreux et les lourdeurs du récit. C'est en entendant à la radio Ivar Ekeland raconter la nouvelle de Borges que j'ai fait le rapprochement avec l'Alchimiste. Ainsi, le seul point intéressant du livre de Coelho (sa chute ingénieuse) n'était pas de lui. Si au moins le succès de Coelho pouvait amener redécouvrir les textes si géniaux et si irritants de Borges...

Que Borges se fasse plagier, voilà qui relève d'une certaine ironie : cet auteur n'a-t-il pas passé son temps à répéter que tout avait déjà été écrit, qu'il était impossible d'écrire une histoire originale ? D'ailleurs Borges prétendait ne pas être l'auteur du Conte des deux rêveurs : il s'agissait selon lui d'un des contes des Mille et une nuits. Coelho au fond n'a fait que le prendre au mot, le prendre à son propre piège.

D'ailleurs Borges, qui cite abondamment et avec gourmandise les sources réelles ou imaginaires de ses nouvelles, n'est pourtant pas tout à fait irréprochable lui-même. Les nouvelles de l'Histoire universelle de l'infamie doivent en effet beaucoup (dans la forme si ce n'est dans leur substance) à l'écrivain français Marcel Schwob (cf., par exemple, le site de la Revue des Ressources). La forme générale de l'Histoire universelle de l'infamie s'insipire des Vies imaginaires de Schwob. En outre, une des histoires emprunte sa chute à l'histoire du Roi au masque d'or. On est toujours fier d'emprunter à des auteurs morts, et honteux d'emprunter à des contemporains : Borges n'a reconnu cette source d'inspiration que beaucoup plus tard.

J'ouvre une deuxième parenthèse pour signaler que, selon le site de la revue des Ressources cité plus haut, Schwob a inspiré de nombreux autres auteurs : de Jarry à Leiris en passant par Breton et Apollinaire... Plagié et méconnu, y aurait-il une malédiction particulière sur Schwob ?

Mais quittons les hautes sphères de la littérature et revenons à nos moutons. C'est bien de moutons dont il s'agit en effet : le héros de Coelho est berger. Un berger lettré et ambitieux, mais un berger tout de même. Or les femmes ne veulent pas épouser des bergers, nous dit Coelho. Non, elles veulent épouser... des marchands de pop-corn. Oui oui, vous avez bien lu : des marchands de pop-corn. Tel n'est pas le moins surprenant des enseignements de l'Alchimiste : les femmes préfèrent les marchands de pop-corn aux bergers.

J'ai relevé ce gag de Coelho, que j'ai toutes les raisons de croire intentionnel, pour souligner une dimension assez particulière de l'Alchimiste : son ton ironique, à la limite de la parodie. Coelho se veut prophète, comme Gibran jadis, mais c'est un prophète post-moderne. Il a appris à prêcher avec une fausse barbe et un nez rouge. Un autre gag qui vaut la peine d'être relevé est celui de la diseuse de bonne aventure gitane. Le berger vient voir la vieille gitane et lui donne une pièce pour qu'elle lui révèle la signification de son rêve : il a rêvé qu'il se rendait au pied des pyramides d'Egypte et qu'il y trouvait un trésor. Voici ce que lui dit la gitane : tu dois aller au pied des pyramides et tu y trouvera un trésor. La morale de l'histoire selon Coelho n'est pas celle qu'on attend : au lieu de décider d'être moins crédule à l'avenir, il décide d'interprêter le message de la gitane comme un signe d'encouragement.

L'Alchimiste (comme son titre l'indique) révèle chez Coelho une curieuse obsession de l'or. Pas un chapitre où ne soit mentionné la situation financière du héros, ses rêves de richesse, ses achats et ses revenus. Pour Coelho il ne fait aucun doute que l'or est un rêve tout à fait légitime et respectable. D'ailleurs sa biographie ne le montre-t-elle pas clairement ? Comment expliquer sinon cet incroyable acharnement à trouver le succès à tout prix ? Coelho a essayé toutes sortes de métiers, dont celui de chanteur de rock, avant de se tourner vers la littérature. Il a alors harcelé tous les éditeurs du Brésil pour faire publier l'Alchimiste. À ce stade, il faut le dire, son succès parait total. Sa fortune enfin faite, le voilà prêt à siéger dans la pitoyable Académie des Lettres Brésilienne, l'instituion fondée par Machado de Assis.

D'une certaine façon, Defoe et Coelho se ressemblent beaucoup. Ils ont tous les deux essayé par tous les moyens de faire fortune avant de se tourner vers la littérature. Ils ont tous les deux utilisé le texte d'un autre comme tremplin pour écrire (le manuscrit de Selkirk pour Defoe, la nouvelle de Borges pour Coelho). Ils ont choisi tous les deux la forme du récit de voyage. Ils sont tous les deux tiraillés entre le matérialisme le plus cynique, un humanisme réaliste et une aspiration confuse à la pureté mystique. Même leur attitude face au style a quelque chose de semblable, dans leur refus de se plier aux canons de la « belle » littérature. Enfin, ils ont tous deux connus un succès extraordinaire. La comparaison évidemment s'arrête là : on ne peut pas comparer les maigres pages de Coelho aux constructions complexes, délirantes, fascinantes, du livre de Defoe.

L'un des tics les plus énervant de la critique journalistique actuelle est de qualifier n'importe quel style de « dépouillé » ou « ciselé ». Ces adjectifs sont utilisés pour qualifier les styles les plus divers, tout écrivain n'ayant pas un style « ciselé » étant qualifié a contrario de « baroque ». Si vous voulez vraiment savoir ce que c'est qu'un style « dépouillé » ou « ciselé », je vous conseille de lire l'Alchimiste : grammaire minimale (sujet-verbe-complément), aucune métaphore, peu d'adjectifs, pas de descriptions, un minimum de psychologie, aucune digression. Voilà ce que c'est, un véritable style « dépouillé » : un rapport de gendarmerie.

Dans l'Alchimiste, le berger traîne partout avec lui un gros livre qu'il ne parvient pas à lire. Un livre qui commence par un enterrement dans un pays froid, un livre avec de nombreux personnages aux noms compliqués. Je me trompe peut-être, mais je crois reconnaître dans ce livre Les Frères Karamazov de Dostoïevski. Au milieu de son voyage, le berger décide que ce gros livre l'ennuie profondément et l'abandonne. Rien que pour cette moquerie stupide, je donnerais bien à Coelho un bon coup de pied au derrière.

S.C.

1: Je ne parle pas d'un plagiat au sens juridique du terme. Coelho n'a -- malheuresement -- pas recopié le texte de Borges. Mais il s'en inspire très largement, sans jamais le citer. C'est un plagiat « moral ». [retour]
 
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