Machado de Assis

J'aime imaginer Machado de Assis au paradis des écrivains, conversant avec Sterne et Svevo, et évitant soigneusement ses contemporains du XIXème. Avec Sterne ou Diderot, avec Svevo, Queneau ou Calvino ou même Joyce, il aurait à qui parler. Ceux-ci apprécieraient ses jeux de mots et ses clins d'oeil érudits, ses digressions, sa philosophie pataphysique, son scientisme ironique. Ceux-ci partageraient son curieux amour de la vie, fait de pessimisme et d'émerveillement, de mélancolie et d'auto-dérision. Mais Flaubert ? Mais Dostoievski ? Même Dickens et Maupassant ne comprendraient pas Machado de Assis. Non, décidément, il n'est pas, il ne peut pas être un auteur du XIXème.

Kundera regrettait, dans L'art du roman, que le roman du XIXème soit devenu si sérieux. Les possibilités ludiques que Sterne et Diderot avaient entrevues ont été abandonnées avant d'avoir été épuisées. De rares auteurs, dont Machado de Assis fait partie, ont continué cette tradition. Les Mémoires posthumes de Bràs Cubas en sont la preuve. On y trouvera par exemple des chapitres qui se contredisent, qui s'auto-commentent, qui s'auto-détruisent, qui se taisent, qui mentent, qui se perdent, qui rebroussent chemin...

Pourtant, Machado de Assis est un esprit logique. Dans ses écrits se révèle une sorte de logique implacable, totalement folle, totalement absurde, mais implacable tout de même. S'il semble si réticent à prendre parti, à formuler des opinions tranchées, c'est peut-être parce qu'il sait comment l'idée la plus inoffensive (construire une maison pour les fous, réduire la taille des shakos de la Garde Nationale) peut devenir une redoutable machine infernale, une fois armée par la logique.

L'opinion publique : voilà une force qui fascine Machado. Elle a pour lui deux faces : positive, elle soude la société plus sûrement que la morale ; négative, elle fait oublier à l'homme ses propres buts, lui fait prendre les moyens pour la fin. Curieusement, par un chemin détourné, on arrive pas très loin de Dostoievski et de Gogol : au fond ce qui importe à l'homme c'est d'être admiré et imité.

J'aime la façon dont Machado se sert de la métaphore comme d'un carburant pour alimenter le moteur du récit. Dans Mémoires posthumes de Bràs Cubas, le narrateur compare les yeux d'une jeune fille à des papillons. Cliché, me direz vous ? Attendez un peu. Deux lignes plus loin, pof !, un véritable papillon entre dans la pièce : une métaphore matérialisée. Dans Esaü et Jacob, c'est le lecteur (la lectrice, plus précisément) qui semble suggérer au narrateur la suite de l'histoire. C'est de ce genre d'effets que naît le sentiment grisant d'une narration totalement libre, qui va où bon lui semble.

Dans ses plus grands romans, Machado adopte le point de vue d'un homme mûr qui se retourne sur son passé et le commente d'une voix mélancolique et amusée. Ce ton est à la fois très séduisant et agaçant. S'il ne se laisse jamais aller au sentimentalisme comme Sterne, il lui arrive de frôler le cynisme sentencieux, auquel il échappe grâce à son humour et sa bienveillance.

Machado de Assis est l'un des plus grands écrivains du XIXème siècle. Je m'arrête un instant sur cette phrase. Personne aujourd'hui n'oserait dire que la civilisation et la culture occidentale sont supérieures aux autres. La mondialisation, finalement, tout le monde est pour. On se dispute sur ce qu'elle doit être, mais pas sur sa nécessité. Le « repli identitaire » n'est pas souhaitable ni même possible : si on ouvre des cours de danse provençale, il faut s'attendre à voir s'y inscrire des petites métisses. Mondialisation, donc, comme ouverture aux cultures du monde, réévaluation de notre propre culture. Machado de Assis est l'un des plus grands écrivains du XIXème siècle. Il faut avoir l'honnêteté (et le courage) de ne pas ajouter : brésilien.

Autre chose : Machado, logique, érudit, mélancolique, est tout l'opposé de l'écrivain sud-américain tel qu'on se l'imagine, irrationnel, baroque, excessif. Le Brésil qui apparaît dans ses livres n'est pas exotique, il est provincial. Il y aurait un rapprochement intéressant à faire entre Machado, Sôseki, Svevo et Gogol. Tous ces auteurs décrivent une société provinciale qui a les yeux rivés sur Paris, Venise ou Vienne. L'ambition de Machado n'était pas d'être le meilleur auteur brésilien, c'était bien de trouver sa place dans la littérature mondiale, c'est-à-dire, à l'époque, européenne. Avec un bon siècle de retard, et après un détour par les États-Unis (grâce à John Barth et Susan Sontag notamment), le voici enfin arrivé (je l'espère) à son but. Et en fin de compte, c'est précisément par l'anachronisme et la provincialité de son œuvre qu'il est aujourd'hui aussi indispensable.

Bibliographie commentée

Nouvelles
L'aliéniste (1881). Dans une petite ville de province, le docteur Bacamarte décide d'ouvrir un asile pour aliénés, la maison verte. Mais son œuvre généreuse autant que salubre se heurte à un problème inattendu : comment déterminer de façon infaillible qui est fou et qui ne l'est pas ? Une nouvelle burlesque et troublante à la fois.

La montre en or. Ce recueil met en lumière le Machado observateur ironique de la nature humaine, proche de Maupassant par le propos, mais avec le style libre et imagé qui lui est propre.

Romans
Mémoires posthumes de Bràs Cubas (1881). Depuis l'au-delà, Bràs Cubas, entreprend de raconter ses mémoires, en portant sur lui-même et sur les siens un regard lucide mais bienveillant. Probablement le chef-d'oeuvre de Machado de Assis.

Quincas Borba (1891). Personnage secondaire dans le roman précédent, le philosophe Quincas Borba, ancien clochard devenu milliardaire, disparaît dès le début du roman. Reste son chien, également appelé Quincas Borba, dont va hériter le jeune Rubião en même temps que la fortune. Dans ce roman sont développés nombre des thèmes récurrents de Machado de Assis : la tentation de l'adultère, l'arrivisme des nouveaux riches, la folie, etc. On y trouve aussi clairement exprimée la vision fataliste de l'humanité selon Machado : les uns sont nés pour dominer, les autres pour être dominés. Du point de vue du style, ce roman est beaucoup plus conventionnel que le précédent.

Esaü et Jacob (1904). Enceinte de jumeaux, Natividade ne peut résister à la tentation de consulter la voyante métisse du Catete. Celle-ci prédit un avenir brillant quoique flou aux jumeaux, mais aussi une  inquiétante rivalité. Rivaux, Pedro et Paulo le deviendront aussi bien en politique qu'en amour, au désarroi de leur entourage. Machado renoue avec le style digressif et les clins d'œil qui faisaient le charme de Bràs Cubas, ce qui compense largement la maigreur de l'intrigue. Il créé dans ce roman l'un de ses plus beaux personnages, le conseiller Aires. Le jeu entre l'auteur et son personnage est ici particulièrement complexe : le texte est écrit par un narrateur qui parle de Aires à la troisième personne, mais tout est fait pour que le lecteur comprenne que le narrateur est en fait Aires lui-même. Ainsi, Machado fait semblant de s'identifier au narrateur pour éviter de s'identifier à son personnage... Vous me suivez ?

Pour en savoir plus... Présentation de Machado, sur le site des Éditions Métailié, qui publie ses œuvres en français. Un très beau texte de l'auteur américain d'origine indienne Zulfikar Ghose sur ce « frère d'écriture ».

Une vue de Rio de Janeiro au temps de Machado de Assis.

S.C.


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