Les romans de science-fiction de Wells tournent souvent autour de la question de la limite entre l'homme et l'animal. C'est comme si les modifications apportées par le Darwinisme à la conception que l'homme se fait de lui-même étaient à l'orgine ce questionnement (littéraire) angoissé. De même aujourd'hui, les progrès vertigineux dans la maîtrise technique de la vie engendrent les questionnements, sous forme de fictions, sur la limite entre le vivant et l'artificiel : d'où les histoires d'hommes-machines et de machines-hommes, le cyberpunk.
Le Darwinisme introduit une autre conception du temps, différente de celle qui oppose traditionnellement l'Age d'Or à la décadence, ou le présent à un avenir radieux. Le temps du Darwinisme est beaucoup plus lent, puisqu'il dépasse le temps de l'homme pour s'inscrire dans le temps de la Vie. Pour voyager dans le temps, il ne suffit plus, comme dans la fiction traditionnelle, de s'endormir pour se réveiller dans un futur merveilleux. Il faut maintenant une machine à voyager dans le temps, suffisament puissante pour aller vérifier de visu la théorie évolutionniste. Ou alors, comme Darwin, il faut se rendre dans une île : celle du Docteur Moreau, par exemple. L'éloignement géographique remplace l'éloignement temporel. Les espèces différentes peuvent exister dans le même temps à condition d'exister dans des lieux différents. De même, la rencontre de la vie martienne et de la vie terrestre, dans la guerre des mondes, ressemble à une collision entre deux temps différents : la civilisation martienne est plus évoluée, mais aussi, comme toujours chez Wells, plus proche de la décadence.
Dans les romans de Wells, l'animal risque à chaque instant de refaire surface sous l'homme : les deux espèces humaines de La machine à voyager dans le temps n'ont plus grand chose d'humain. Pour les martiens de la Guerre des mondes, les hommes ne sont ni plus ni moins que du bétail. Dans L'île du docteur Moreau c'est l'inverse : c'est l'animal qui rejoint l'homme, et révèle, par l'absurde en quelque sorte, l'imperfection de l'homme.
Mais le fantasme des hommes-animaux est aussi une façon de parler des tabous de la société contemporaine de Wells : l'esclavage, le colonialisme et la misère du prolétariat.
Derrière les créatures du Docteur Moreau, on ne peut pas ne pas voir des hommes de race différente : à plusieurs reprises, le texte présente (l'air de rien) ces créatures comme ressemblant à des Noirs ou à des Juifs. Leur mode de vie ressemble à celui des indigènes du Pacifique : ils vivent dans des huttes, sont peu vêtus, et pratiquent une religion primitive pleine d'interdits. Le roman, par ailleurs, s'inspire très largement dans sa construction de Robinson Crusoe, où le thème de la rencontre des races est également central. Le texte de Wells semble insister uniquement sur le réflexe de répulsion, là où Defoe parlait aussi d'une possible attirance : par deux fois, Robinson Crusoe se lie intimement avec un non-européen : un Arabe, tout d'abord, puis un Noir. En fait ce n'est pas tout à fait vrai, puisque Montgomery, le double du narrateur dans L'île du docteur Moreau, a une relation tout à fait priviliégiée avec les hommes-bêtes. Comme dans Robinson Crusoe, le thème de la différence de race amène naturellement celui du cannibalisme. Dès le début (la scène dans le canot de sauvetage) la question du cannibalisme hante le récit, dans l'arrière plan. C'est sans doute pour cela que Wells arrive à nous faire croire que l'attaque d'un lapin par les hommes-bêtes est une catastrophe abominable.
Dans La guerre des mondes, Wells renverse les perspectives en faisant de l'Angleterre un pays colonisé (avec une efficacité terrible) par les Martiens. Dans la machine à voyager dans le temps, c'est la question de l'évolution du capitalisme qui est évoqué (thème également abordé dans la Guerre des Mondes), et la tendance à traiter les ouvriers comme de bêtes de somme.
Les aspects de l'oeuvre de Wells que je viens d'évoquer sont
pour ainsi dire les plus visibles, c'est la partie consciente de
l'oeuvre. La partie inconsciente, ça pourrait être, par
exemple, le fantasme de l'homosexualité. Dans la guerre des
mondes, le narrateur se querelle avec un prêtre
présenté comme efféminé, et qui fait
visiblement horreur au narrateur. Juste après cette altercation
a lieu l'une des scènes les plus époustoufflantes de
toute l'oeuvre de Wells : le narrateur, caché dans une
maison ensevelie, assiste à la pénétration de la
longue tentacule du martien, qui le cherche dans le noir. De
façon assez logique, le prêtre n'a pas assez de
virilité pour résister au martien, et se laisse manger.
Le narrateur de l'Ile du Docteur Moreau, Pendrick,
éprouve une aversion un peu similaire pour Montgomery,
présenté comme manquant de caractère et de
virilité à cause de son alcoolisme. Dans L'Homme
Invisible (où, comme dans la plupart des romans de Wells, il
y a très peu de femmes), le héros éponyme se
promène constamment tout nu. Wells insiste sur tous les
implications de ce fait (le froid, le mal au pied, les aliments en
cours de digestion qui restent visibles, etc.), mais pas sur l'aspect
indécent de la chose (pour être honnête, lorsque
l'homme invisible rend visite à Kemp, il lui demande de lui
prêter une robe de chambre). A la toute fin du roman, lorsque le
héros redevient visible, sa nudité
(défigurée par une terrible molestation collective)
apparaît d'un seul coup, choquante et pitoyable...
En lisant L'ile du Docteur Moreau, je ne peux m'empêcher
de penser que ce type de récit souffre d'un problème
technique difficile à surmonter : comment raconter
après coup ce qui s'est passé ? Les questionnements du
narrateur, ses prémonitions, ses interrogations sonnent faux,
puisqu'on sait qu'il sait. Une solution consiste à abandonner le
narrateur et à utiliser la troisième personne, mais cela
fait perdre beaucoup de force au récit. Une autre solution
serait de raconter l'histoire au présent de l'indicatif, dans un
journal. C'est d'ailleurs ce que finit par faire Defoe dans Robinson
Crusoe. Mais la forme du journal est moins attrayante et ne permet
pas les petites anticipations bien utiles pour dramatiser les
événements. Defoe d'ailleurs n'arrête par
d'enfreindre cette dernière règle, et finit par
abandonner la forme du journal (plus d'encre !). Dans une autre texte
de science-fiction (La république des Savants) qui
explore également le thème de l'hybridation homme-animal,
Arno Schmidt utilise une technique originale pour résoudre ce
problème. Le texte se présente sous forme d'une suite de
« flashs », et l'on suit en temps réel la
pensée du narrateur. Les trois temps distingués par
Ricoeur (temps raconté, temps du récit et temps de la
lecture) coïncident pratiquement. Mais là aussi, on voit
bien que le narrateur en dit plus qu'il ne devrait. Ce n'est pas qu'il
anticipe sur les événements à venir, mais
plutôt qu'il les comprend trop bien, et trop vite. On ne peut pas
s'empêcher de voir apparaître l'auteur dans le champ,
là où l'on ne devrait voir que le narrateur.
L'homme invisible est un roman extrêmement
surprenant, car il comporte trois parties successives de
caractères radicalement différents, a priori
incompatibles. La première partie, très réussie,
est burlesque, voire grotesque. Le lecteur sait, car il a lu le titre
du livre, ce qui provoque les tribulations dans la petite ville
d'Iping, et ne peut que rire de la perplexité des victimes de
l'homme invisible. La deuxième partie est plus classique dans un
récit de science fiction : c'est la découverte de la
technique de l'invisibilité, qui ne nous intéresse
guère, et des noirs desseins de l'homme invisible (si j'ose
dire). Ensuite vient la partie à suspense (c'est là que
Wells excelle), le combat avec l'homme invisible : le ton se fait
tragique, mais garde comme un souvenir du burlesque de la
première partie.