La traduction

A l'école, on enseigne la littérature française : Voltaire, puis Hugo, puis Flaubert, puis Rimbaud, et enfin Sartre, comme des barreaux sur une longue échelle. Sauf que tout ça repose sur un mensonge éhonté : la littérature française, ça n'existe pas, il n'y a qu'une seule littérature. A la rigueur, on pourrait donner un sens à « littérature européenne ». En enseignant la littérature française en cours de français, on fait l'impasse sur la littérature, justement. Si l'objectif est d'inculquer aux élèves un respect automatique et stérile pour la Langue Française, c'est réussi. Si c'est de donner le goût de la lecture, c'est évidemment raté.

Et si on laissait de côté Lamartine pour enseigner Dickens ? Réflexion faite, non, je pense que ma découverte de Dickens à l'âge de 22 ans m'a apporté plus de joie qu'à aucun écolier britannique. Il vaut peut-être mieux que l'école ne mette pas ses mains sur la littérature.

Une seule littérature, qui vit et qui évolue d'un seul bloc, ou plutôt qui coule d'un pays à l'autre, qui circule sans cesse. D'où l'importance de la traduction. Et depuis toujours : le premier best-seller européen, pan-européen, ce n'est pas le Nom de la Rose d'Eco, c'est Don Quichotte.

Le roman (la prose plus généralement) a ceci de particulier qu'il peut se traduire. La poésie, c'est impossible, quoiqu'on en dise. Pour moi, ça montre plutôt une supériorité de la prose sur la poésie. Evidemment, quelque chose se perd dans la traduction. Ce quelque chose, on pourrait dire que c'est le style. Ou plutôt la partie la plus superficielle du style : le choix des mots, le rythme de la phrase, les jeux de mots de Queneau, le patois de Gadda. Superficiel n'a ici rien de péjoratif : c'est comme la peinture sur les statues antiques, aujourd'hui disparue, et qui devait donner leur donner un caractère totalement différent. Mais on ne perd sans doute pas plus du fait de la traduction que du fait du temps qui passe : Don Quichotte ou Pantagruel devaient certainement résonner autrement pour un lecteur contemporain.

Je crois à la traduction. Je crois qu'un grand livre traduit reste un grand livre. C'est pour ça que j'ai tendance à me méfier des auteurs qui « travaillent » leur langue, ou pour lesquels la langue étouffe le sujet. Il y a bien entendu des bonnes et des mauvaises traductions, mais je crois que même dans une mauvaise traduction un grand livre reste un grand livre.

Il y a toutefois un point sur lequel je suis plus exigeant, c'est le respect du titre. Les éditeurs ont déjà tendance à prendre des libertés avec les titres des ouvrages français : pourquoi écrire « Manon Lescaut » sur la couverture alors que le titre complet est Histoire du Chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut ? Raccourcir le titre pour le moderniser, c'est comme mettre un cadre en aluminium brossé sur un Watteau. Lorsqu'il s'agit d'un roman étranger, les éditeurs se laissent carrément aller. On sait que Les Démons de Dostoïevski s'est appelé pendant des années Les Possédés en français. Là, ce n'est pas encore très grave. Voici mon bêtisier personnel ; il me fait d'autant plus bondir que ce sont des livres que j'admire :

Quelle honte, bon sang, quelle honte !

Si vous avez lus mes pages sur des auteurs de langue anglaise, vous avez pu remarquer que je donne toujours les titres en anglais : c'est que je les ai lu en anglais. Ce n'est pas si difficile, vous pouvez le faire aussi. Je sais, ça a l'air de contredire ce que j'ai dit plus haut (« je crois à la traduction, patati, patata...») Hmmm. Bien évidemment, j'ai parfois envie d'apprendre le polonais pour lire Gombrowicz dans le texte, ou l'islandais pour lire Laxness, etc. Je crois à la traduction, mais comme un moindre mal.

S.C.

[Fermer]