Le manuscrit trouvé

Un "truc" romanesque classique consiste à présenter un roman comme étant un manuscrit trouvé par hasard par l'éditeur, qui n'a fait que le publier. Ce truc a deux intérêts : il permet de rendre l'histoire plus vraie (ce n'est pas un roman, c'est un témoignage) et il fait oublier la volonté de l'auteur (le manuscrit n'était pas destiné à être publié ni même lu par un tiers). Ainsi, si Marivaux précise dans l'avertissement de La vie de Marianne que le manuscrit a été « réellement » trouvé (dans une improbable cachette dans un mur) par un ami à lui, c'est pour qu'on ne croit pas que « cette histoire-ci [a] été faite exprès pour amuser le public ». Il y a donc dans ce truc une espèce de mauvaise foi ironique et joyeuse qui me plaît beaucoup.

Au milieu du tome 1 de leurs aventures, Don Quichotte et Sancho Pança sont dans une auberge en compagnie d'autres personnages. Quelqu'un a oublié une malle dans cette auberge, et cette malle contient bien sûr... un manuscrit. Les aventures des deux héros vont être interrompues par la lecture de cette nouvelle. Cela permet à Cervantes de fournir un intermède divertissant au lecteur, et de s'amuser à faire ensuite commenter le texte par les personnages, un trait tout à fait caractéristique de son art romanesque.

« [Le curé] vit qu'il y avait environ huit feuillets de papier écrits à la main, et au commencement il y avait un grand titre qui disait : Nouvelle du Curieux impertinent. Le curé en lut tout bas et à part soi trois ou quatre lignes, et dit : " Certes le titre de cette nouvelle me plaît fort, et il me prend envie de la lire tout entière ". A quoi répondit l'aubergiste : " Vous la pouvez bien lire, car il faut que vous sachiez qu'elle a donné beaucoup de contentement à plusieurs qui l'ont lue ici, et qu'ils me l'ont bien demandée ; mais je ne la leur ai jamais voulu donner, parce que je pense la rendre à celui qui a oublié céans cette mallette avec ces livres et ces papiers (...)". »

Chez Benjamin Constant (Adolphe) aussi c'est un aubergiste qui trouve le manuscrit :

« Plusieurs mois après, je reçus, à Naples, une lettre de l'hôte de Cerenza, avec une cassette trouvée sur la route qui conduit à Strongoli (...). Elle renfermait beaucoup de lettres (...), un portrait de femme et un cahier contenant l'anecdote ou l'histoire qu'on va lire. »

Au passage, on peut noter la différence profonde de style dans l'utilisation du truc : là où Cervantes s'amuse ironiquement avec le lecteur d'un procédé conventionnel, Constant demande à ses lecteurs de croire (de faire semblant de croire) à l'histoire du manuscrit.

Chez Sartre (la Nausée) on ne précise pas qui a trouvé le manuscrit ni pourquoi il a jugé bon de le publier :

« Avertissement des éditeurs : Ces cahiers ont été trouvés dans les papiers d'Antoine Roquentin. Nous les publions sans rien y changer. »

On voit que Sartre utilise cette vieille ficelle romanesque sans ironie apparente, et en tout cas sans originalité. Ce n'est pas le moindre des paradoxes de ce roman qui reprend toutes les techniques de la tradition romanesque (manuscrit trouvé, journal intime fictif, personnages historiques et noms de lieux fictifs, lettres, style fantastique, souvenirs de voyages...) sans être à proprement parler un roman (pas d'intrigue, peu de personnages).

Je trouve intéressant de rapprocher ici Sartre de Kierkegaard. Ce dernier utilise aussi les éléments de la tradition littéraire (pas seulement romanesque d'ailleurs) pour faire autre chose que du roman. Mais à la différence de Sartre, Kierkegaard n'est pas dupe de son matériau : il fait preuve d'une ironie dont Sartre serait bien incapable. Ou bien... Ou bien... s'ouvre par une note de l'éditeur « Victor Eremita » racontant l'histoire de son manuscrit trouvé :

« Il serait pourtant désirable, pour la bonne règle, que je commence par raconter comment ces papiers sont tombés entre mes mains. Il y a sept ans environ, j'aperçus chez un brocanteur de la ville un secrétaire qui attira mon attention du premier coup. »

A partir de cette phrase, le lecteur attend qu'un tiroir secret s'ouvre et laisse paraitre le manuscrit. Ce qui va effectivement se produire. Mais le narrateur prolonge son récit, part sur des digressions, fait part de ses états d'âmes, jouant avec délices avec la patience du lecteur. Lorsque le tiroir est enfin ouvert, nous ne sommes pourtant pas au bout de nos surprises : comme celui du Chat Murr d'Hoffmann, ce manuscrit a deux auteurs, ici désignés par A et B. De plus :

« Le dernier des papiers de A est un conte intitulé : Le Journal du séducteur. On y rencontre de nouvelles difficultés parce que A se présente non comme son auteur, mais seulement comme celui qui le publie. C'est un vieux truc de conteur, contre lequel je ne ferai aucune objection, si ce n'est qu'il rend ma situation extrêmement compliquée, l'un des auteurs se trouve de cette façon à l'intérieur de l'autre comme certaines boîtes chinoises. »

Ici, le "truc" du manuscrit trouvé est utilisé jusqu'à produire une impression de vertige... prodigieuse ironie kierkegaardienne !

Pour finir, il y a bien sûr le Manuscrit trouvé à Saragosse :

« Officier dans l'armée française, je me trouvai au siège de Saragosse. Quelques jours après la prise de la ville, m'étant avancé vers un lieu un peu écarté, j'aperçus une petite maisonnette assez bien bâtie (...). J'eus la curiosité d'entrer. (...) Il me parut qu'on avait déjà enlevé tout ce qui avait quelque valeur (...). Seulement, j'aperçus par terre, dans un coin, plusieurs cahiers de papiers écrits. Je jetais les yeux sur ce qu'ils contenaient. C'était un manuscrit espagnol. »

Contrairement aux autres manuscrits, celui-ci finira par retrouver, sinon son propriétaire, du moins l'héritier de celui-ci. Ce qui est intéressant ici, c'est que le manuscrit du roman (le vrai) a connu un destin encore plus étonnant que le manuscrit fictif. D'abord son auteur, Jean Potocki a eu une vie pour le moins romanesque (je laisse au lecteur curieux le soin de la découvrir par lui-même). Il a fait imprimer son Manuscrit en français1 à Saint-Pétersbourg en 1705. Il y en eut 100 exemplaires, incomplets : il manque toute la dernière partie. Ce n'est que très récemment qu'on a retrouvé le manuscrit complet.

S.C.

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1. - Ce manuscrit est censé être la traduction en français d'un manuscrit écrit en espagnol par le capitaine de la Garde wallonne Alphonse van Worden. Il est en fait écrit en français par un polonais. Ce cosmopolitisme n'est pas le moindre des charmes de ce roman...