Bibliographie

Les pauvres gens, 1846. A 25 ans, Dotsoïevski met en scène un héros d'une cinquantaine d'année. Trente plus tard, dans l'Adolescent, c'est un jeune homme de vingt ans qu'il fera parler. La première chose qui frappe dans ce premier roman, c'est l'étonnante maturité de l'auteur.

Plus qu'un roman, Les pauvres gens est un manifeste littéraire, un programme de travail : voilà  ce que je veux faire, quel genre de littérature je veux écrire pendant les trente prochaines années, semble-t-il dire. Le roman inclut un bilan et une évaluation critique de la littérature sur laquelle il s'appuie. Dostoïevski valorise Gogol par rapport aux imitateurs russes du romantisme allemand. En choisissant le genre du roman par lettres, il prend en compte Rousseau et Walter Scott. Bref, il a compris l'enjeu du réalisme qui commence à s'élaborer.

Mais il va bien sûr beaucoup plus loin : contrairement à  Gogol, il a compris tout ce qu'implique le réalisme. Il ne s'agit pas de faire un « tableau » de la Russie, il s'agit d'aller voir à  l'intérieur ce qui s'y passe. Dostoïevski, plus que tout autre écrivain de l'époque, sait pour qui il écrit, à  qui il s'adresse : il écrit pour ses personnages. Gogol pensait écrire pour la noblesse, les intellectuels, et c'est pour cela que ses petits fonctionnaires sont vus du dehors. Dostoïevski se demande comment ils voient le monde, comment ils parlent, comment ils pensent. Ce qui donne cette épaisseur incomparable aux personnages dostoïevskiens. C'est aussi la raison de ce mélange si caractéristique entre le dramatique et le comique : grotesque + pathétique, l'équation du style de Dostoïevski. Le grotesque lui vient du réalisme de Gogol, le pathétique lui vient de ce qu'il est capable de prendre le point de vue de ses personnages. (Entre parenthèses, l'équation stylistique de Dostoïevski a été réutilisée par Kafka, Boulgakov, Laxness, Powys, etc.)

On est frappé aussi par l'absence de descriptions (il y en a beaucoup plus dans Le double). Ce n'est pas (comme le suggère Nabokov) une maladresse ou un incapacité de la part de Dostoïevski, c'est un choix esthétique. D'une édition à  l'autre, il supprime sciemment les passages descriptifs. Nous voilà  tout de suite dans l'univers romanesque de Dostoïevski, un univers où la parole joue un rôle central, où notre imagination est constamment sollicitée pour combler les vides laissés entre les éléments descriptifs.

Ce qui me frappe enfin dans Les pauvres gens, c'est la maîtrise du genre romanesque épistolaire. Toutes les difficultés de ce genre sont surmontées : il évite de faire parler les deux personnages de la même façon. Il n'essaie pas de plaquer une structure romanesque habituelle (intrigue, péripéties, descriptions). Il assume toutes les limites du genre : le côté rapsodique, l'incohérence temporelle et logique, les ellipses. L'action est minimale, et de plus elle est concentrée sur les quelques lettres de la fin : c'est assez logique, c'est lorsqu'il ne se passe rien que l'on a du temps pour écrire. Dans ce roman se révèle déjà  ce qui sera l'axe principal du style de Dostoïevski, ce que Baktine appellait le principe dialogique : un roman en forme de dialogue, de confrontation, entre des conceptions différentes de l'existence.

Le double, 1846. Là  aussi, maîtrise impressionante. Ce roman (sous-titré poème, comme Les âmes mortes) est le plus gogolien. Mais il y a en plus cette dimension pathétique (j'allais dire kafkaïenne) qui est propre à  Dostoïevski. On voit apparaître un certain nombre de topos (figures caractéristiques) du roman dostoïevskien : la solitude, l'enfermement, les déambulations, les palliers étroits. Mais aussi la jalousie, le baiser entre ennemis, le scandale mondain. L'une des scènes les plus fortes du roman est celle où Goliadkine assiste derrière un paravent au bal où il n'a pas été invité. Peut-être la meilleure illustration du désir mimétique girardien.

Monsieur Prokhartchine, 1846. Une courte nouvelle, probablement un début de roman inachevé. Bien inférieur aux deux premiers textes de D., cette nouvelle eut peu de succès de son temps. Les deux caractéristiques du personnage éponyme sont intéressantes mais incompatibles : d'une part il est avare et atteint d'un délire de persécution, d'autre part il est frappé d'une curieuse aphasie qui l'empêche de parler autrement qu'en injuriant de façon très confuse ses interlocuteurs. Le génie littéraire de D. ne se révèle vraiment qu'au cours de la scène finale où l'on découvre le magot de Prokhartchine caché dans son matelas.

Les nuits blanches, 1848. Sous-titré Roman sentimental, citation de Tourguéniev en exergue. C'est le seul texte de Dostoïevski que je trouve vraiment mauvais.

La femme d'un autre et le mari sous le lit, 1848. Deux courtes nouvelles inspirées d'une situation de vaudeville, raccordées assez maladroitement en un seul texte. Comme dans l'Eternel Mari plus tard, les personnages semblent poussés par une force irrésistible à se placer dans des situations humiliantes et ridicules. Il s'agit évidemment d'une œuvre mineure, mais irriguée par un comique cruel à la limite de l'absurde qui m'a beaucoup plu.

Netotchka Nezvanova, 1849.  Ce roman resta inachevé du fait de l'arrestation de D. Apparement il s'agit d'un Bildungsroman, exception notable dans l'œuvre de D. (ses romans se déroulent généralement sur une durée très limitée). En fait on peut y distinguer trois parties pas très bien reliées entre elles. La première (Chapitres I à  III) est sans doute la plus poignante et la mieux écrite. Elle est centrée sur le beau-père de la narratrice, le violoniste Efimov, victime d'une vanité pathologique qui le conduit à  la folie. Dans la seconde partie (Chapitres IV et V), la narratrice, alors orpheline et âgée de neuf ans, est recueillie dans une famille noble. Elle tombe littéralement amoureuse (il n'y a pas d'autre mot) de sa soeur adoptive, la petite Katia. Cette partie est assez surprenante, et contient des épisodes très réussis, telle celui du chien Falstaff. La troisième partie (Chapitres VI et VII), inachevée et visiblement bâclée. Tout y est confus et laborieux. Alexandra Mikhaïlovna, lorsqu'elle décide d'adopter à  son tour la petite Netotchka à la fin du chapitre V, n'a pas d'enfants. Quelques pages plus loin et quelques mois plus tard, elle a déjà  un enfant, puis « plusieurs » (sic, le nombre exact ne sera jamais précisé, et d'ailleurs aucun n'enfant n'apparaît dans le récit). Une très belle page cependant sur le plaisir de la lecture à  l'adolescence :

« Je me mis à  lire avec avidité, et, très vite, la lecture m'engloutit complètement. Tous mes nouveaux besoins, tous mes élans récents, tous les désirs encore vagues de mon adolescence, qui se dressaient d'une façon si inquiète, si tempétueuse dans mon âme, appelés trop tôt par un développement trop précoce,-- tout cela, brusquement, se précipita vers une autre issue, une issue apparue d'une façon si soudaine, et pour longtemps, et dans une pleine satisfaction de sa nourriture, comme si une voie juste venait d'être trouvée. »

Le bourg de Stepanchikovo et sa population, 1859. Ecrit en même temps que le Carnet de la maison des morts, c'est un des chefs-d'oeuvre comiques de D. (dans la veine du Crocodile et de l'Eternel Mari). L'influence de Gogol y est très nette (Les âmes mortes ou le Revizor en particulier), mais j'ai aussi beaucoup pensé à  Molière, notamment dans les scènes les plus burlesques (telle celle de l'irrésitible Falaleï). Le roman se présente comme une pièce de théâtre encadrée par deux épisodes narratifs. Le premier, l'introduction, gâche un peu le plaisir, puisque la situation et le caractère des personnages sont décortiqués avant même le début de l'histoire. L'épilogue en revanche est magnifique, et digne de Flaubert. A noter, comme souvent chez D., un long épisode de critique littéraire inclus dans le roman (on retrouve cela dans Les pauvres gens, Humiliés et Offensés, et Les carnets du sous-sol).

Les carnets de la maison des morts, 1860. Terminé à  sa sortie du bagne, c'est le retour de Dostoïevski sur la scène littéraire après une douloureuse absence. J'ai été particulièrement touché par le passage où il raconte sa première lecture d'une revue littéraire après plusieurs années de bagne. Le texte est présenté comme une fiction, dont l'improbable auteur, Alexandre Petrovitch, est un noble censé avoir tué sa femme. Ce « truc » peu convaincant servait sans doute à  ménager la censure. Bien que recelant quelques pages fascinantes (le récit du mari d'Ankoulka, la scène du bain, l'aigle blessé), ce livre est à  réserver aux amateurs convaincus de Dostoïevski. Les souvenirs et les réflexions sur l'institution du bagne, sur le terrible fossé existant entre la noblesse russe et le peuple, y sont livrés pêle-mêle. Le texte vaut surtout pour ses portraits, ses dialogues drôles et grinçants qu'on croirait enregistrés au magnétophone, et ce sens fascinant (et qu'on ne retrouve pas ailleurs dans son oeuvre) de la psychologie des foules.
    J'ai été frappé aussi par cette remarque, qui m'amène à  jeter un regard totalement différent sur la fin de Crime et Châtiment :

« (...) Je n'ai jamais vu parmi ces gens le moindre signe de remords, pas la moindre douleur à  l'idée de leur crime (...) La plupart d'entre eux se considèrent au fond d'eux-mêmes comme dans leur bon droit le plus absolu. »

Humiliés et Offensés, 1861. C'est un roman sur le pardon, sur la force et la difficulté du pardon. Le narrateur pardonne à  sa fiancée d'en aimer un autre. Son pardon fait de lui, il le sait, un cocu consentant, un imbécile. Le vieux Smith refuse, jusqu'au bout, de pardonner à  sa fille. Celle-ci refuse de pardonner à  son séducteur, et transmet son refus à  sa propre fille, Nelly. Le père de Natacha finit par lui pardonner, in extremis. Lui aussi risque de passer, aux yeux de tous sauf des siens, pour un imbécile. Mais qu'importe. On voit apparaître une première figure du Mal incarné, le prince Piotr Alexandrovitch Valkovski. C'est un libertin, un nihiliste, presqu'un personnage de Sade. C'est un personnage séduisant (physiquement aussi, contrairement aux personnages de Sade), intelligent, fort. Son fils Alexeï est un parfait imbécile. Il incarne la noblesse dégénérée, aboulique, qui se berce d'illusions romantiques. Il préfigure un peu le prince Sokolski de l'Adolescent, mais il est beaucoup plus caricatural, donc beaucoup plus drôle et beaucoup moins intéressant. Ce roman fait aussi le point sur l'évolution personnelle de Dostoïevski, en tant que romancier. Après le succès des Pauvres Gens, Dostoïevski entame une traversée du désert qu'il relate dans ce livre.

Une sale histoire, 1862. Une des meilleures nouvelles de D. sur le plan de la construction, et qui ne donne pas l'impression d'un début de roman inachevé. Le personnage principal est un haut fonctionnaire vain et stupide qui se prétend libéral et progressiste, mais persécute (involontairement) l'un de ses subordonnés en gâchant son mariage. Drôle et grinçant.

Les carnets du sous-sol, 1864. On ne dira jamais assez l'importance de ce texte, source d'inspiration pour de nombreux auteurs du XXème siècle (entre autres : La faim de Hamsun, la scène finale d'Invisible Man d'Ellison, les carnets de Malte Laurids Brigge de Rilke, le dernier homme de Nietszche). On pourrait dire que c'est la complainte de la modernité, une complainte pleine d'une cruelle auto-dérision.
    Le texte se présente en deux parties. Dans la première partie, le narrateur présente ses opinions sur la société de son temps. Il réfute en particulier les thèses du radicalisme et du romantisme, selon lesquelles l'instruction et la raison peuvent conduire l'homme au bonheur. La seconde partie « illustre » si l'on veut ce discours par des moments de la vie du narrateur, ses aspirations romantiques, ses humiliations, sa férocité mesquine.
    Le narrateur du Sous-sol, c'est le Macaire Diévouchkine des Pauvres Gens, quelque vingt ans plus tard. Il n'a pas vieilli, mais il a perdu sa naïveté et sa bonté. Il est un peu plus instruit, mais pas moins pauvre, pas moins déclassé, pas moins cruellement seul. En perdant sa naïveté, il est devenu cynique. Il n'a plus aucun respect pour lui-même, il se hait. On y trouve l'archétype de la scène de repas au cours de laquelle le héros se fait ridiculiser : voir aussi Humiliés et Offensés, l'Adolescent, et aussi les scènes autour de la table de jeu (L'Adolescent encore, le Joueur) qui sont très proches dans l'esprit. À la fin, il cherche la rédemption auprès d'une prostituée, comme Raskolnikov. Il ne trouvera pas la rédemption, c'est trop tard pour lui.

Le crocodile, 1864. Il serait vraiment dommage de rater cette petite merveille méconnue. Contemporain des très noirs Carnets du Souterrain, ce texte est au contraire totalement burlesque et léger. Il me semble que le Crocodile est d'un certain côté plus moderne, plus contemporain pourrait-on dire, parcequ'il entre en résonnance avec des thèmes très actuels : la société du spectacle, la publicité, mais aussi le mythe du cocooning, d'un homme débarrassé de ses fonctions vitales (manger, boire, excréter). L'argument du Crocodile est extraordinaire, on dirait une idée de Kafka ou d'Aymé : un homme est avalé vivant par un crocodile. Dommage que ce texte soit resté inachevé... Une curiosité : l'épigraphe (Ohé, Lambert ! Où est Lambert ? As-tu vu Lambert ? en français dans le texte) apparaît telle quelle dans l'Adolescent. Il semblerait que cette phrase soit une expression populaire de l'époque, peut-être issue d'une chanson à  succès...

Crime et Châtiment, 1866. Est-il utile de présenter ce livre-là  ? C'est, parmi les grands romans de Dostoïevski, le mieux consruit, le plus resseré, le moins digressif. Raskolnikov veut être Napoléon. Et pourquoi pas ? Il est instruit, il est ambitieux, il est nihiliste, il est prêt à  tout pour réussir. Mais aussi, il y a ce doute qui le ronge : est-il vraiment prêt à  tout, c'est-à -dire capable de tout ? Lui qu'un cheval battu à  mort fait pleurer, ne serait-il pas au fond une chiffe molle, un chrétien qui s'ignore ? Pour en avoir le coeur net, rien ne vaut un petit crime de sang. Les chapitres VI et VII, qui racontent le crime, sont parmi les pages les plus fortes de toute la littérature. Ce dont s'aperçoit Raskolnikov, c'est que même pour un nihiliste un crime reste quelque chose de sordide, de malaisé, de raté. Aucune beauté là -dedans, aucun sublime, aucune gloire. Même lorsqu'on le défie, Dieu reste absent. Que faire, alors ? Demander pardon, accepter la justice ?. Rentrer dans le rang, courber la tête ? Tomber amoureux, amoureux d'une petite putain, croyante et débauchée ? Après tout ça ? Minable, misérable, honteux. Et puis, finalement, par une belle et chaude journée de printemps, au bagne, au bord du fleuve...

Le Joueur, 1866. Qu'est-ce qu'il y a de si fascinant dans le jeu ? Ce n'est pas qu'on peut tout y gagner, c'est qu'on peut tout y perdre. En toute légalité, en tout impunité, on peut foutre toute sa vie en l'air en quelques minutes. Un petit suicide, en somme, un suicide « pour voir ». C'est le premier livre de Dostoïevski que j'ai lu, c'est celui qui m'a en quelque sorte fait découvrir la littérature.

L'Idiot, 1868. Malgré quelques scènes formidables, ce n'est pas mon roman préféré. Je ne comprends pas bien le personnage de l'Idiot. Je comprends très bien sa fascination pour ses deux amoureuses, la bonne Aglaïa et la mauvaise Nastassia, mais je ne comprends pas ce qu'elles lui trouvent. Il me semble manquer un peu trop de charisme. La générale Epantchine est un personnage comique très réussi, à  la Dickens. Quant à  Nastasia Philipovna, c'est sans doute l'un des plus personnages féminins les plus forts de toute son oeuvre.

L'Éternel Mari, 1870. Dans ce « vaudeville à  la russe », Dostoïevski retrouve l'inspiration comique du Double et du Crocodile. De nouveau l'enfermement, les déambulations, la solitude et de nouveau la jalousie, le baiser entre ennemis, et le désir mimétique. Le mot « éternel » du titre suggère la répétition infinie du triangle infernal mari cocu-femme-amant, chacun tenant l'autre par la barbichette. Le triangle infernal est une excellent moteur littéraire, même et surtout s'il tourne au cercle vicieux : voir par exemple Wuthering Heights de Emily Brontë. Curieusement, il y a aussi dans L'Eternel Mari une sorte d'innocence, d'inconséquence, de légèreté. On pense à  Gombrowicz. D'ailleurs le triangle infernal n'est rompu que par la fuite et le rire, comme dans un roman de Gombrowicz. Pas de rédemption dans le Christ, ici.

Les démons, 1871. Peut-être le roman le plus important, le plus politique, le plus « dostoïevskien » de Dostoïevski. Pas très facile à  lire. Tous les personnages ou presque y sont négatifs. Le roman s'achève sur un échec pour tous les personnages. Quelques scènes hallucinantes, poignantes : Stavroguine se penchant à  l'oreille du général (voir la scène du « viol auriculaire » dans Ferdydurke de Gombrowicz, ou plus récemment le crachat dans l'oreille dans Rosie Carpe de Ndiaye). L'assassinat de Chatov. Stavroguine contemplant les géraniums pendant que l'adolescente dont il vient d'abuser se suicide. Stépanovitch prêchant sur les marchés, heureux, malade, fou. Nicolaï Stavroguine, comme incarnation du mal, est considérablement plus crédible que le prince libertin d'Humiliés et Offensés. C'est en quelque sorte l'opposé de l'homme du souterrain. Stavroguine a tout : la noblesse, la beauté, la force, l'intelligence, le succès. Pourtant il se pose la même question que l'homme du souterrain : à  quoi bon tout ça si rien n'a de sens ? La force de Stavroguine lui parait aussi encombrante et absurde qu'à  l'homme du souterrain sa faiblesse.

L'Adolescent, 1875. Roman confus, à  l'image de la confusion du héros. Beaucoup de digressions. On y trouve en particulier des petites scènes de genre, des petits contes populaires. Le roman lui-même semble être un remake d'Humiliés et Offensés, tant les histoires sont semblables. On retrouve aussi des scènes utilisées précédemment (comme celle de la roulette dans Le joueur, du repas scandaleux du Souterrain, de la jeune fille prostituée par sa mère de Crime et Châtiment). Le narrateur, Arkadi Makarovitch, rêve d'être Rotschild, comme Raskolnikov rêvait d'être Napoléon. Il désire la richesse non pour vivre luxueusement mais pour la puissance potentielle qui s'attache à  l'argent. Autrement dit, il a envie d'être celui qu'on envie, ou plutôt celui qui n'envie personne. Voir le personnage de Cattistock l'avare, dans Weymouth Sands de Powys : un Arkadi qui a réussi. A noter aussi le savoureux skaz1 de la pierre, au début de la deuxième partie.

La figure christique de ce roman est Makar Ivanovitch, un paysan superstitieux, laid, inculte et cocu. Ce qui fait beaucoup. Et pourtant, ce personnage permet au narrateur de faire sa rédemption dans le Christ. Malheureusement pour lui, il va mourir jeune, emporté par la maladie ; c'est le destin de beaucoup de personnages de Dostoïevski...

Une femme douce, 1876. Il s'agit d'une nouvelle écrite à la première personne, avec un narrateur qui rappelle celui du Souterrain. L'histoire en elle-même est un peu mince, le personnage de la Douce manque de consistance. Mais on voit bien ce qui intéressait D. : mettre face à face ces deux personnages, la très jeune fille et l'homme usé, romantisme contre réalisme, mais tous deux maladivement fiers, incompréhension totale qui prend des allures d'énigme.

Le songe d'un homme ridicule, 1877. Encore une fois un monologue, assez proche sur le plan du style du Manuscrit du Souterrain. On trouve également des ressemblances avec le thème de l'« Âge d'Or » déjà exploité dans l'Adolescent et dans Les démons. Pas d'inspiration fondamentalement nouvelle, donc, dans ce court récit « fantastique ». On peut noter des réminiscences de Jean Paul (le rêve du voyage dans l'espace dans le roman La Comète).

Les frères Karamazov, 1880. Roman foisonnant, baroque, comme le Bleak House de Dickens, et donc assez difficile à  lire. C'est à  la fois un cours d'histoire, de théologie, un roman policier, un roman d'amour, un roman noir. Nabokov note (sans vraiment l'expliquer) que les titres des chapitres sont d'un ton parodique. J'ai lu ce livre il y a trop longtemps, mon souvenir n'est plus très précis. Dans beaucoup de romans de Dostoïevski, on a l'impression que plusieurs personnages ne sont en fait que les différents aspects d'une seule personnalité. Ici, ce sont les quatre frères Karamazov qui semblent n'en former qu'un. C'est le père Karamazov et son bâtard de fils, Smerdiakov, qui sont chargés d'incarner le Mal dans ce roman. Le père Karamazov est une figure du Mal encore plus crédible que Stavroguine, car il incarne le mal, mais justement, il l'incarne mal. Son mal manque de systématique, de volonté. Lui, il se fout bien de la mort de Dieu. Il n'a rien à  prouver. Quant à  Smerdiakov, il est moins intéressant, son cas est plus classique ; c'est un chien devenu vicieux à  force d'être battu.

1: sorte de conte populaire

S.C.

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