Quoique...

Dostoïevski était sans doute un homme de contradictions, voire de paradoxes, mais ce n'était pas un imbécile. Cette foi en la Russie nous paraît absurde. Et pourtant : quel européen d'aujourd'hui n'éprouve pas le sentiment que l'Europe a un message particulier à apporter au reste de l'humanité ? Pensez à notre rapport aux États-Unis, à la langue anglaise, à Hollywood, à la mondialisation : comparez-le avec le rapport des écrivains russes à l'Occident, à la langue française, au Romantisme allemand, au capitalisme européen. Pas si différent, non ?

La Russie du XIXème siècle est dans une situation historique inédite : elle est en train de passer en une génération du Moyen-Âge à la société capitaliste moderne. Les gratte-papiers des ministères remplacent les serfs. En une génération, les hommes se retrouvent libres et égaux en droit, ou peu s'en faut. Les déchirures que cela provoque dans la société sont évidentes. Voir ici Réné Girard, mais ces tensions sont décrites de façon très explicite chez Dostoïevski lui-même (et un peu moins explicitement chez Gogol).

Ce changement, l'europe occidentale a mis des siècles pour l'accomplir. Cela ne s'est pas fait sans douleur : guerres de religion, Révolution Française, Commune de Paris, Cromwell, Napoléon... Ce changement, la Russie doit l'accomplir en une génération. C'est en ce sens que Dostoïevski pense que l'expérience Russe sera exemplaire pour toute l'humanité. Et sur ce point il a eu raison. C'est en quelque sorte parce qu'elle n'a pas su résorber ces tensions que la Russie a fait, pour l'humanité tout entière, l'expérience du communisme.

« Si Dieu n'existe pas, alors tout est permis. » La vie quotidienne en France, en Allemagne et au Japon (les trois pays où l'athéisme est plus répandu) semble montrer que ce n'est pas vrai. On peut penser que l'Apocalypse nihiliste est pour demain, mais cela fait un bon bout de temps qu'elle est pour demain. On a honte de le dire en pensant aux milliers de morts qu'il a fallu pour en arriver là, mais la sociale-démocratie (liberté, égalité, fraternité) semble bien avoir triomphé des dangers qui la menaçait : Terreur, nazisme, communisme, colonialisme, fascisme. Et cela, sans avoir recours au Christ. Dostoïevski (comme Nietzsche, et même mieux que lui) avait bien vu où était le problème de la sociale-démocratie. Ce problème lui paraissait insurmontable, ou du moins insurmontable sans aide extérieure (le Christ). On peut dire qu'il avait éxagéré - très légèrement - ce problème : il semble surmontable.

Pas si vite : il faut penser au Onze Septembre. La sociale-démocratie n'a pas définitivement gagné la partie. Tout semble être à refaire. Et c'est normal ! Si on suit la logique de Girard (plus les individus sont proches les uns des autres, plus le cercle infernal du mimétisme se fait violent), tout progrès vers l'égalité politique et/ou économique s'accompagne forcément d'un regain des tensions. Le progrès apparaît donc comme une course entre la Justice et la Violence, mais c'est toujours la Violence qui mène la course.

S.C.

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